-yjiWCi t)«- jîi^-joJ^u^
LE CORRESPONDANT,
ou
f
COLLECTION DE LETTRES
D'ÉCRIVAINS CÉLÈBRES.
DE L'IMPRLMERIE DE J. GRATIOT.
LE CORRESPONDANT,
ou
COLLECTION DE LETTRES
D'ÉCRIVAINS CÉLÈBRES
DE FRANCE, D'ANGLETERRE,
ET AUTRES PAYS DE l'eUROPE ,
SUR LA POLITIQUE , LA MORALE
ET LA littérature;
DEKTÎKÉES A OFFRIR UN TABLEAU EXACT DE LA SITUATION DK
I CHAQUE NATION ; A ECLAIRER LES PEUPLES SUR LEURS
VÉRITABLES INTERETS ; A PROVOQUER UNE BIENVEILLANCE
RÉCIPROQUE ENTRE EUX , ET A RENDRE LA PAIX UNF. SOURCE
DE PROSPÉRITÉ COMMUNE.
PREMIÈRE ANNÉE. — TOME II.
PARIS,
GIDE FILS, LIBRAIRE, RUE SAINT-MARC FEYDEAU, N" 20.
1817.
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in 2010 witii funding from
University of Ottawa
Iittp://www.arcliive.org/details/lecorrespondanto02pari
TABLE DES LETTRES.
LETTRE PREMIERE
Sur la Fie de John Wesley , fondateur de la
secte des Méthodistes en Angleterre. Pag. i
LETTRE IL
Des Idées libérales, et , par occasion j des Libé-
raux et des ultra-Royalistes. 46
'LETTRE III
Sur quelques particularités des quatre derniers
mois de la Vie de Murât. 55
LETTRE IV.
Sur l'Etat de la Presse en France. 69
LETTRE V
Sur les Corporations municipales de V Angleterre
en général y et de la Corporation de Londres
en particulier. 91
LETTRE VI ,
Contenant un Projet relatif à la rédaction du
nouveau Code de la France , adressé à monsei-
gneur d' A MBRJY , chancelier de France. 117
VJ TABLE DES LETTRES.
Réponse autographe de Monseigneur d'Amhray,
Chancelier de France . P^g* 129
LETTRE VII,
Contenant un second Mémoire sur la révision
triennale du Code français , adressé à monsei-
gneur d^ A mbbay ^ chancelier de France.
LETTRE VIIÏ.
Des plaintes sur la détresse de V Agriculture et
du Commerce en Angleterre. 3 55
LETTRE IX
Sur un Koyage à Moscou dans Vété de i8i4. 188
LETTRE X.
Parallèle entre Frédéric II, roi de Prusse , et
Charles III ^ roi d'Espagne. 263
LETTRE XL
Sur le dernier ouvrage de lady Morgan , inti-
tulé la France. 269
sous PPtESSE,
Pour paraître chez GIDE fils.
Dictionnaire de la T^cmgue oratoire et poétique ; par
M. Planche, professeur de rhétorique au collège Bour-
bon. — Un gros volume in-8°, grand-riùsln , pour paraître
le 1*' janvier.
Histoire abrégée des Traités de Paix entre les puissances
de l'Europe , depuis la paix de Westplialie jusqu'à la paix
de Paris du 20 novembre i8ï5; par KocJi et Schœll.
Les 7 premiers vol. ont paru. Prix, 6 fr. le vol. poul-
ies souscripteurs , et 7 fr. pour ceux qui n'ont pas sous-
crit — On jouira de la remise sur les 5 vol, qui restent
à paraître.
Voyage auBrésil ,ei Courses dans l'intérieur des plus rielies
contrées de l'Amérique méridionale ; contenant une Des-
cription complète minéralogique et statistique du Brésil ,
et particulièrement des provinces du Sud^ du Centre et
de l'Intérieur , qui n'avaient pas encore été visitées et
reconnues par les voyageurs; notamment par MM. Mawe
et Koster.
Ouvrage enrichi d'une Carte générale et itinéraire du
Brésil, et de plusieurs planches relatives à l'histoire na-
tiirelle ; par Denys de Montfort , ancien naturaliste-
voyageur , membre de plusieurs sociétés saTantes. —
2 vol. in-S".
J'^oyage dans le BeloutcJdstan et dans une jyartie de la
Perse, fait pendant quelque temps sous le déguisement
d'un pèlerin mahométan, contenant des Anecdotes et
des Descriptions propres à faire connaître les moeurs et
les usages des habilans; suivi d'un Voyage dans le Sindi;
par Henry Potthiger ; traduit de l'anglois par /. B.
Eyriès. — 2 vol. in-8°,avec cartes et figure.
(Eiwres de Molière , précédées du Tableau de la Société
au 17* siècle, et de îa Vie de l'auteur, par M. Petitot ,
avec des remarques sur chaque pièce : édition stéréotype
proposée par souscription, — 6 vol. in-8°. Les 2 pre-
miers vol. ont paru.
De l'Esprit d'Association dans tous les ifitérêts de la
Communauté , ou Essai sur le complément du bien-être
et de la richesse en France par le complément des ins-
titutions 5 par M. le comte Alexandre de la Boide. —
1 vol. in-8' d'environ 4oo pages.
W'oyage aux îles Tonga ou des Amis , dans l'Océan Paci-
fique, contenant l'histoire des naturels, de leurs mœurs,
de leurs usages , de leur religion ; par William Mariner,
et mis au jour par John Martin ; ti'aduit de l'anglais
par V.F. •— 2. vol. in-8°.
LE CORRESPONDANT.
LETTRE PREMIÈRE,
'Sur la Vie de John Wesley , fondateur de la
secte des Méthodistes en Angleterre.
A M. liE Vicomte de C
M^
ONSIËUR,
Vous n'êtes pas sans savoir que ïa secte des
méthodistes existe en Angleterre depuis prés d'un
siècle, qu'elle est devenue très-nombreuse, qu'elle
fait annuellement des milliers de prosélites , qu'elle
a SCS séminaires et sa hiérarchie, et enfin<qu^elle
forme un peuple distinct dans l'état , imperium in
rrnperio. Toutes les fois que l'on voit des hom-
mes ainsi rassemblés et animés du même senti-
ment, on désire naturellement avoir quelques
a 1
tiétails liistoriqaes sur le Ibndaleur de ces réu*
nions. Celle dont il est ici question , a pour fon-
dateur un anglais nommé John JVesley. Son
histoire est peut-être peu connue en Angleterre
ciu-delà des bornes de ce qu'on appelle le monde
religieux j et j'apprends qu'en France elle est
presque totalement ignorée. Il est bien d'être
curieux quand c'est pour parvenir à connaître
un grand homme j et Wesley a droit à ce titre,
non moins par ses talens et ses vertus, que par
l'objet qu'il s'est proposé, et par les succès dont
son entreprise a été couronnée. C'est donc avec
plaisir que je prends la plume pour commencer
le portrait que vous me demandez , bien que je
sois persuadé que les bornes d'une lettre ne me
permettront pas de le terminer : mais dans celle-
ci je conduirai l'apôtre du méthodisme jusqu'à
sa première mission j et dans une autre je vous
le montrerai continuant ses travaux spirituels.
Les historiens des jésuites ont remarqué avec
complaisance que Loyola vint au monde l'année
inenie de la naissance de Luther. « La Provi-
dence, disent-ils, a voulu qu'au moment où une
grande partie de la chrétienté serait séparée de
la foi catholique par le grand hérésiarque de
l'Allemagne, le saint espagnol donnât naissance
(3)
à tin ordre par lequel cette même foi catholique
seroit com^ageusement défendue en Europe, et ré-
pandue dans toutes les parties du monde, r*
Voltaire et Wesley ne sont pas, à la vérité,
enfans de la même année j mais ils étaient con-
temporains , quoiqu'il une grande distance de
temps ; et l'influence si différente qu'ils ont exer-
cée sur leur siècle , et exerceront sur la posté-
rité, ne sera pas moins remarquable. Pendant
que l'un répandait avec une funeste activité les
germes de l'immoralité et de l'irréligion , l'autre,
avec un zèle aussi infatigable , travaillait pour la
cause de l'enthousiasme religieux. Les ouvrages
de Voltaire ont paru partout où on lit le français,
et les disciples de Wesley partout où l'on parle
anglais. Les principes de l'incrédule ont plus ra-
pidement opéré j et lui-même , qui ne désirait
point les maux auxquels il a si puissamment con-
tribué, s'alarma de leurs progrès, et trembla (ftns
ses derniers jours des conséquences qu'il pré-
voyait. A peine en effet ses restes étaient-ils enfer-
més dans la tombe , que ces conséquences attei-
gnirent toute la surface de la France. Les autels
furent renversés, le trône détruit j le crime, la
misère, la dévastation, se répandirent dans toutes
ses provinces, et l'Europe entière éprouva une
1.
comniolion comme celle d'un tremblement de
terre. Les doctrines de Wesley cependant ga-
gnaient rlu terrain; chaque année elles s'avan-
çaient avec une marche plus rapide, et leurs effets
devaient en définitive être plus universels, plus
puissans et plus permanens ; car il a mis en œuvre
des principes d'une plus grande force. Il ne faut
pas néanmoins supposer que je veuille vous pré-
senter ces deux grands hommes comme les agens
du bon et du mauvais principe. Opposés en toutes
choses , l'un n'est pas toutes ténèbres , et l'aulre
n'est pas toute lumière.
Fortes creantur fortibus. Wesley étoit d'une
bonne fomille , dans le sens que lui-même aurait
donné à cette expression. Son grand-pére , John
Wesley , pendant le cours de ses études sous la
république , se distingua par sa piété et ses pro-
grès dans les langues orientales, et s'attjra par
là^l^stime du docteur Owen, vice-chancelier,
que les presbytériens regardent encore comme
un des plus grands ministres de leur secte. Si le
gouvernement eût continué à rester dans les
mains de la famille de Cromwell , cette protec-
tion eût fait parvenir Wesley à la plus haute
distinction. L'acte d'uniformité le contraignit
à ne plus vivre à Blandford , dans le Dorsets-
(5)
hire, et il songea à émigrer au Marylancl ou
à Sarinam , où les Anglais voulaient former des
colonies ; mais la réflexion et des conseils le dé-
terminèrent à se fixer dans sa patrie. En conti-
nuant de prêcher, il devint coupable devant la
loi, et fut mis quatre fois en prison. Sa santé fut
altérée par la perte de ceux qu'il aimait le plus,
et par le malheur des temps j et il mourut à trente-
trois ou trente-quatre ans.
Tel était l'esprit du temps, que le vicaire du
lieu où il mourut ne voulut pas que son corps fût
enterré dans l'église. Sa femrae était d'une bonne
famille, et nièce de FuUer , l'historien de l'église,
homme non moins remarquable par son esprit et
son amabilité, que par le bonheur qu'il eut de
revêtir ses pensées d'un beau langage. Wesley
laissa deux fils j et l'un d'eux, Samuel , n'était âgé
que de buit ou neuf ans à la mort de son père.
Les événemens de la vie de Wesley, ses souf-
frances, qui l'avaient fait placer parmi les confes-
seurs des non-conformistes, semblaient devoir in-
fluencer les opinions de Samuel ; mais, tombé
parmi des hommes féroces et bigots , il ne vit des
dissidfus que le plus mauvais côté. Leur apologie
du supplice de Charles V"" le choqua, et leur
club de la tête de veau le dégoûta entièrçmcntj.
(G)
et étant encore très-jeune, il se sépara d'eux.
Enfin , leur intolérance le décida à se réunir à
l'église qui avait persécuté son père. Cette dé-
marche, qui était alors le résultat de ce qu'il
sentait , fut plus tard approuvée par la réflexion
dans un âge plus avancé , et Samuel Wesley conti-
nua toute sa vie d'être zélé pour l'église anglicane.
A seize ans, il vint à Oxford, entra au collège
d'Exeter, et commença ses études. Il n'avait alors
d'autres fonds que deux livres seize schellings,
et nulle espérance d'avoir plus de moyens pécu-
niaires j et depuis ce moment jusqu'à celui où
il fut gradué, un seul écu fut l'unique secours
qu'il reçut de ses amis. Il composait des exercices
pour ceux qui avaient plus d'argent que de savoir,
et il instruisait ceux qui voulaient profiler de ses
leço^is. Ainsi, par sa grande industrie, par sa
grande frugalité, non-seulement il parvint à se
soutenir, mais il avait encore économisé dix livres
quinze schellings quand il vint à Londres pour
recevoir les ordres. Après avoir desservi pendant
un an une cure comme vicaire, et avoir été du-
rant une autre année chapelain d'un vaisseau du
roi, il obtint une cure à Londres, et épousa Su-
sanne, fille du docteur Annesley, l'un des mi-
nistres renvoyés.
(7 )
Jamais homme ne fut mieux assorti en mariasë
que Samuel Wesley : réponse qu'il avait clioisie
était, comme lui-même, née d'un Iiomme distin-
gué parmi les non-conformistes; et, comme lui,,
dans sa première jeunesse, elle avait choisi la
route qu'elle voulait suivre. Après avoir examiné
avec le plus grand soin la controverse entre les
dissidens et l'église d'Angleterre , elle demeura
persuadée que les scliismatiques étaieht dans l'er-
reur. La dispute, on doit se le rappeler, ne rou-
lait que sur la discipline • mais les recherches de
Suzanne Annesley ne s'arrêtèrent pas là- et elle
commençait à se jeter dans le socinianisme quand
elle en fut retirée par son mari. C'était une femme
admirable, d'un excellent caractère, douée de
l'intelligence d'un homme, et, du reste, épouse
obéissante, mère exemplaire ^ et rlirélienne fer-
vente.
Son mari s'était fait connaître de bonne heure
par son savoir et son habileté : les talens alorâ
étaient plus facilement remarqués qu'à présent.
Samuel Wesley fut jugé capable de servir les
plans de Jacques II, relativement à la religion,
et on lui promit de l'avancement s'il voulait pi ê-
cher en faveur des mesures du roi. Mais au lieu
délire la déclaration de ce monarqiie, comine il
(8)
en était requis , et quoique environné de courti-
sans, de soldats et de délateurs, il prêcha hardi-
ment contre les projets de la co.ur. Il ayoit pris
pour texte ces paroles du prophète Daniel, :
(( S'il en est ainsi , notre Dieu que nous servons
est capable de nous délivrer de la fournaise arr
dente y et il nous tirera de ta puissance ^ 6 roi!;
Mais s'il n'en est pas ainsi , qu'il soit connu de
toi y ô roi! que nous ne servirons pas tes dieux ,
et que nous ne rendrons point de culte à Vima^e
d'or que tu. as dressée. »
Lors du changement de dynastie , M. Wesley
fut un des premiers qui écrivit l'apologie de cette
révolution • il dédia son ouvrage à la reine Marie,
et en fut récompensé par une cure à Epworth ,
dans le Lincolnshire. Cette paroisse contenait
près de deux raille âmes- mais il la trouva dans
un état de désordre extrême, et le zèle avec 1er
quel il remplissait son devoir en avertissant ses.
ouailles de leurs péchés, excita contre lui une
hairie furieuse dans ceux qu'il ne pouvait rame-
ner au bien. C'est à Epworth. que naquit John ,
son second fils, qui est le sujet de cette lettre.
Ces pervers, qui détestaient leur pasteur, ten-r
tèrent deux fois , mais sans succès , de mettre le
feu à sa maison : enfin ils réussirent dans une
(9)
troisième entreprise. A minuit, quelques pièces
de bois embrasées tombèrent sur une de ses filles
et l'éveillèrent. Au même moment M. Weslcy,
entendant crier au feu dans la rue, se leva brus-
quement. Sa femme , alors malade , était couchée
dans une autre pièce : il lui ordonna, ainsi qu'à
ses deux filles aînées, de se sauver- il enfonça
la porte d'une chambre où se trouvait une ser-
vante avec cinq enfuns. La servante prit le plus
jeune dans ses bras, et dit aux autres de la suivre.
Les trois ahiés le firent; mais John, qui avait
alors six ans , ne s'était point réveillé , et au mi-
lieu du trouble il fut oublié. Pendant que lafa,mille
cherchait à gagner la rue , les flammes l'environ-
naient de toutes parts, et M. Wesley s'aperçut que
les clefs de la porte étaient au haut de i'esçalier. Il
s'y élança et s'en saisit. Une minute après, l'es-
calier prit feu. Quand la porte fut ouverte, un
fort vent de nord - est repoussait les flammes
avec une telle violence, qu'il était impossible de
lutter contre elles. Quelques-uns des enfans ce-
pendant passèrent à travers la fenêtre; d'autres
par une petite porte qui donnait sur un jardin,
Incapable de faire autre chose, d'après l'état dans
lequel elle se trouvait, mistriss Wesley, après
î'avoir vainement essayé trois fois, se précipita
.( lO )
dans la rue à travers les flammes, nue comme
elle était 5 elle parvint ainsi à s'échapper, non
sans quelques brûlures à la tête et au visage.
Dans cet instant on entendit l'enfant crier dans
la chambre où il avait été laissé. Son père vou-
lut encore s'élancer sur l'escalier ; mais il était
déjà si prés d'être consumé , qu'il ne put sup-
porter le poids de M. Wesley. Celui-ci , dans le
plus grand désespoir, tomba sur ses genoux dans
la rue, et, dans une véritable agonie, recom-
manda à Dieu l'ame de son enfant. John néan-
moins se précipita vers la porte , et trouvant qu'il
lui était impossible de se sauver, il grimpa sur
un coffre qui était près d'une fenêtre : il fut alors
vu de la cour. On n'avait point le temps d'aller
chercher une échelle ; mais heureusement la mai-
son n'était point haute. Un homme, montant sur
les épaules d'un autre, put prendre l'enfont à la
fenêtre. Un moment plus tard cela n'eût plus été
possible : tout le toit tomba dans l'intérieur de
la maison ; tous ceux qui s'y seraient trouvés au-
raient été écrasés. Quand l'enfant eut été conduit
dans la maison où ses parens s'étaient retirés , le
père, jetant un cri : venez, mes voisins, dit-il,
prosternons-nous j rendons grâce à Dieu, il m'a
rendu mes huit enflms. Que la maison devienna
f •> )
ce qu'elle pourra , je sois riche assez. Jolm Wes-
ley se rappela toute sa vie , avec les sentimens de
la plus profonde gratitude, la manière dont la
Pi'ovidence l'avait sauvé. Sur un de ses por-
traits on voit une maison en flammes , avec celte
devise :
(( Ce n'est pas là un tison tire par force du
feu. »
M. Wesley n'eut pas moins de dix-neuf en-
fans, dont il paraît qu'il éleva seulement trois
fils et trois filles : les autres moururent cJn bas
âge. La manière dont ces en fans apprirent à lire
est remarquable. La mère ne leur donnait aucune
espèce d'instruction jusqu'à ce qu'ils fussent par-
venus à l'âge de cinq ans, et alors elle leur ap-
prenait complètement l'alphabet en un jour. Le
jour suivant elle les mettait à épcler, et leur
faisait lire une ligne, et jamais ils ne la quittaient
qu'ils ne l'eussent parfaitement lue.
Si la reine Marie eût vécu davantage, M. Wes-
ley aurait obtenu de l'avancement. Un poeine
qu'il fit imprimer sur la bataille de Blenhcini, plut
au duc Marlborougb, et il en récompensa l'auteur
en le nommant cliapelain d'un régiment. M. Wes-
ley devait s'attendre à être mieux traité par la
ïJiiile. Il fut invité à se rendre à Londres par un
( J2)
noble , qui promit de lui procurer une prébende;
mais les non-conformistes furent alors assez puis-
sans pour empêcher l'exécution de ce dessein. Les
dissidens sont trés-haineux , et ils haïssaient bien
cordialement M. Wesley, voyant en lui un honnne
qui, né dans leur sein, s'était séparé d'eux. Ils
s'opposèrent donc à cette nomination , et parvin-
rent en outre à lui faire ôter son titre de cha--
pelain ; et M. Wesley et sa famille en éprouvè-
rent encore d'autres persécutions. A la vérité,
M. Wesley étoit l'un de leurs antagonistes les
plus distingués; sa manière de vivre, aussi-bien
que son savoir, donnaient un grand poids à ses
opinions. Ce qui prouve la haute estime que lui
portaient les membres de l'église épiscopale, c'est
que ce fut lui qui composa la défense du docteur
Sacheverel. Il était tellement versé dans les
langues nécessaires à l'étude de la Bible , qu'il
avait projeté d'en donner une édition en hé-
breu , en chaldéen , en grec et en latin. Comme
poète, il ne réussit point dans une vie de Jésus-»
Christ qu'il avait entreprise; mais ses moindres
ouvrages portent le cachet d'un véritable mérite.
Son nom cependant parut, dans une édition irlan--
dais.e de la Dunciadej accolé avec celui de Watts.
Pope depuis rétracta cette satire , et même lia
( i3)
connaissance avec Samuel , l'aîné des fils dé
M. Wesley. Mais celte attaque contre un homme
d'une conduite aussi exempte de blâme, et aussi
distingué par son génie et par toutes les vertus
chrétiennes que l'était le docteur Watts , est re-
tombée sur Pope, et a laissé sur sa mémoire une
tache qui ne peut être effacée. Aux noms de Wes-
ley et de Watts, Pope a substitué ceux de Witlier
et de Quarles, et ce changement lui a fait aussi
peu d'honneur que la première version.
M. Wesley se rendait habituellement à l'as-
semblée des ministres de l'église quand elle était
convoquée. D'après ses principes c'était pour lui
un devoir 5 mais cette exactitude lui occasionait
une dépense d'argent qui lui aurait été bien néces-
saire pour les besoins de sa nombreuse famille, et
un emploi de temps que réclamait sa paroisse. Pen-
dant ses absences , comme il n'y avait point le
soir de service divin à Epworth , mislriss Wesley
priait avec sa famille , et le dimanche elle lisait un
sermon : après quoi elle engageait une conversa-
tion religieuse. Si quelques paroissiens venaient
par hasard , ils n'étaient point exclus j car mis-
triss Wesley pensait que leur présence ne devait
pas interrompre l'exercice du devoir dont on
s'acquittait à celte heure. D'autres demandèrentla
( 14 ) t
jiermission d'être admis : et de cette manière il y
avait toujours trente ou quarante personnes as-
semblées. Il arriva qu'un jour mistriss Wesley
trouva dans le cabinet d'étude de son mari un
recueil d'œuvres des. missionnaires danois, et
leur lecture fit sur elle une profonde impression ,
et la fortifia dans son désir de faire le bien ; elle
fit choix des sermons les meilleurs et les plus
propres à exciter la piété , et parla avec plus
de liberté , plus de chaleur , plus d'affection , aux
voisins qui se réunissaient pour la prière du soir :
leur nombre alors s'accrut bientôt. Elle n'osait
point refuser l'entrée de sa maison à ceux qui
voulaient entrer ; et à la fin il s'en trouva plus
que l'appartement ne pouvait en contenir. Elle
fit part de cette circonstance à son mari qui , en
lui répondant, blâma sa conduite, par laquelle,
disait-il , elle se faisait remarquer : il lui repré-
senta qu'à cause de son sexe à elle , et vu la po-
sition où il était lui-même , en butte aux regards
du public , c'était une nécessité qu'elle ne fit rien
qui put attirer la censure ; il finissait en lui con-
seillant de faire lire toute autre personne à sa
place. Mistriss Wesley commença sa réponse en
remerciant son mari de la franchise et de la bonne
foi avec laquelle il agissait dans une matière d'un
( 15 )
intérêt peu ordinaire. A l'égard de sa conduite qui
la faisait remarquer, elle en convint : mais, disait-
elle, elle est remarquable comme tout ce qui se fait
pour la gloire de Dieu ou le salut des âmes, hors
de la chaire ou dans une conversation ordinaire,
parce que dans noire siècle corrompu on prend
le plus grand soin de bannir de la société tous dis-
cours sur Dieu ou toute autre matière spirituelle,
comme si la religion ne devait jamais paraître hors
du sanctuaire , et que nous ne fussions jamais plus
blâmables que lorsque nous confessons que nous
sommes chrétiens. A l'objection prise de son sexe,
elle répondit que ce même titre de femme l'avait
rendue maîtresse d'une grande famille ; que sans
contredit le commandement supérieur apparte-
nait à lui, comme chef et comme ministre; mais
que pendant son absence elle devait veiller sur
toutes les âmes qu'il avait laissées à sa garde ,
comme sur un dépôt qui lui aurait été confié par
le souverain seigneur de toutes les familles du ciel
et de la terre. Si, dit-elle , déloyale envers vous
ou envers le Seigneur, je négligeais ce dépôt,
comment pourrais-je lui répondre quand il me
commandera de lui rendre compte de l'usage de
mon autorité. Elle abandonnait entièrement au
jugement de son mari les objections tirées de sa
( >6 )
position à lui-même. Elle ne pouvait concevoir
comment on pourrait lui faire un reproche de ce
que sa femme s'efforcerait d'entraîner le peuple à
l'église, ou de le détourner, par des lectures et
d'autres moyens persuasifs, de profaner le jour dii
seigneur; si cependant on lui en faisait un reproche,
elle souhaitait que son mari n'y eût aucun égard.
Pour ma part, conlinuait-elle, je ne tiens aucun
compte de ce qu on peut dire à ce sujet ; j^ai de-
puis long-tems rompu avec le monde , et je désire
bien sincèrement de ne lui avoir jamais donné
d'autres motifs de parler contre moi. Quant à la
proposition de choisir quelque autre personne
pour lire à sa place , elle pensait que son mari n'a-
voit pas songé avec qui elle se trouvait : il n'y
avait pas un seul homme capable de lire un sei:-
. mon sans en épcJer une grande partie ; et com-
ment alors pourrait-il édifier les autres ? et per-
sonne de sa famille n'avait la voix assez forte pour
être entendue par beaucoup de monde. Pendant
que mistriss Weslcy donnait ainsi à son mari de*
raisons qu'elle croyait aussi convaincantes pour \
lui que pour elle , le vicaire d'Epworth , homme
peu digne, ce semble, de respect, écrivit à M. Wes-
ley dans un autre style , se plaignant qu'un coh-
venticule était tenu dans sa maison. L'expression
( ■? )
étoit bien choisie pour alarmer un membre zélé
de l'église ; clans une seconde lettre M. Wesley
fitconnaître qu'il désapprouvait formellement ces
assemblées, contie lesquelles il n'avait jusques-là
fait que de sérieuses objections. Quelques jours
s'écoulèrent avant que mistress Wesley lui ré-
pondît : elle avoit cru nécessaire que tous deux
eussent le tems de réfléchir avant de se décider
sur un objet qu'elle regardait comme étant de la
plus haute importance. Elle témoigna son éton-
nement de ce que les clameurs insensées de deux
ou trois des plus méchans de la paroisse pussent
faire quelque impression sur l'esprit de son mari ,
et bien plus , eussent changé totalement ses opi-
nions. Elle représenta le bien qui résultait de ce
qu'on se rendait à l'égl ise avec pi us d'assuidité et de
régularité , ainsi que de la réforme qui s'étoit opé-
rée dans les habitudes générales des paroissiens , et
en même temps exposa le mal qui pourrait prove-
nir de la cessation de ces assemblées, et fit surtout
ressortir les préventions qui s'élèveraient contre
le vicaire dans l'esprit des personnes à portée
d'apprécier les avantages résultans de ces occupa-
tions religieuses , quand elles seraient forcées d'y
renoncer à cause de lui. Après avoir développé
avec un grand sens ces propositions ; elle conclut
( '8}
ainsi, en s*en rapportant à son devoir d'épouse:
a Et si, après tout , vous pensez qu'il convient que
ces assemblées soient dissoutes , ne vous bornez
pas à me dire que c'est là votre désir ; ma cons-
cience ne serait pas entièrement satisfaite : en-
voyez-moi un ordre positif y et en termes exprès
et formels , qui m'empêche d'être coupable et
punie pour avoir négligé cette occasion de fairele
bien , quand vous et moi paraîtrons devant le
grand et terrible tribunal de Notre Seigneur Jesus-
Clirist. »
M. Wesley ne fit plus d'objections. Et respec-
tant entièrement les principes et les raisonne-
niens de sa femme , il était peut-être même hon-
teux que des esprits vulgaires l'eussent pour un
moment fait mal juger de sa conduite. John et
Charles étaient à cette époque sous la direction
de leur mère ; et il est évident que ces circons-
tances eurent une grande influence sur leur con-
duite quand ils devinrent les fondateurs et les
directeurs d'une nouvelle communauté de chré-
tiens. L'enlèvement miraculeux de John du milieu
des flammes avoit fait sur sa mère une impression
aussi profonde que celle qu'il ressentit lui-même
toute sa vie. Parmi les méditations trouvées dans
les papiers de mistress Wesley , une a été écrite
( '9 )
peu deleiiis après ccl événement; elle y exprime,
dans la forme de prière, son intention de s'occuper
pkis particulièrement de l'ame de cet enfant que
Dieu lui avait rendu avec tant de bonté , et dont
elle voulait pénétrer le cœur des principes de la
religion et de la vertu. Seigneur , disait elle , faites-
moi la grâce que j'agisse avec sincérité et pru-
dence, et bénissez mon entreprise. Ce soin pris
de l'éducation religieuse de John , l'habituelle et
fervente piété de ses père et mère , et sa surpre-
nante conservation^ se réunirent pour nourrir
dans cet enfant celte disposition qui ensuite se
développa avec tant de force, et produisit de si
extraordinaires efl'ets.
Des talens peu communs, une ardente dévo-
tion semblèrent élre héréditaires dans cette fa-
mille. Samuel, l'aîné dos enfans, et qui avait onz«
ans de plus que John , resta sans pouvoir parler
jusqu'à quatre ans , ce qui faisait croire qu'il man-
quait d'intelligence. Mais il semblerait que cet en-
fant avait essayé ses forces en secret ; car un jour ,
comme on faisait à une autre personne une ques-
tion qui le regardait , il répondit lui-même , ce
qui surprit tous ceux qui l'entendirent; et depuis
il continua de parler sans difficulté. Il se distingua
d'iibord à Westminster, et ensuite au collège de
( 2Ô )
Péglise du Christ à Oxford , par ses succès dans sùê
classes. DeTégliseduChrist il revint à Westminslcr
et prit les ordres sous le patronage d'Atterbury.
Mais il regarda Alterbury plutôt comme un ami
que comme un patron ; et professant les mêmes
opinions politiques, il s'attira le ressentiment des
ministres qu'il attaquait par des épigrammcs et des
satires. Sur ces entrefaites la place de sous-maîlre
étant venue à vaquer , on le proposa comme un
homme éminemment propre à la remplir , en
raison de ses talens , de son expérience et de son
caractère; mais sa nomination ne fut point accor-
dée, sous le frivole prétexte qu'il était marié. Char-
les fut placé sous lui à Westminster: et faisant les
mêmes progrés , il fut aussi élu pour le collège de
l'église du Christ. John fut élevé à Charter-House,
et eut quelque raison de se plaindre de la tyran-
nie que des écoliers plus anciens se permettaient.
Ce mal existait alors généralement dans les écoles
anglaises par la coupable négligence des maîtres.
Si l'on eût voulu trouver un système pour entre-
tenir les plus mauvaises dispositions de la nature
humaine , on ne pouvait rien imaginer qui con-
vînt Diieux à ce dessein. Les enfans plus âgés
étaient dans l'usage à Charter-House de prendra"
ausplusjeunes leur portion de nourriture : aussi
( 21 )
peiidtint une grande partie du temps que Wesley
resta à Cliarter-House, nnepetiteporlion de pain
fut sa seule nourriture chaque jour. Les médecins
systématiques quirecommandenlladiète , doivent
regarder comme un triomphe de leur doctrine la
longue vie et la constitution vigoureuse dont a
joui Wesley. Lui du moins l'allribuait en grande
partie à la stricte obéissance avec laquelle il avait
suivi le conseil de son père de faire en courant
trois fois chaque matin le tour du jardin de Char-
ter-House. Sa douceur et son application le firent
aimer du maître j et du reste John conserva toute
sa vie une telle prédilection pour cet endroit , que
dans les voyages qu'il faisait chaque année à
Londres , il avait l'habitude d'aller visiter les
lieux où il avait passé une partie de ses premières
années. Pour beaucoup d'autres , un pèlerinage
de cette espèce seraitpénible ; mais Wesley semble
ne s'être jamais rappelé avec tristesse cette époque
de sa vie.
A l'âge de dix- sept ans , John Wesley entra
dans l'église du Christ. Avant d'y venir il avait
déjà reçu qudques notions d'hébreu de son frère
Samuel. Ayant, dansée collège, continué ses études
avec beaucoup de soin , il se fit remarquer par
sou instruction , et surtout par sa force en logi-
(22 )
que , qui réduisait au silence ceux qui entraient
en lice avec lui. On Faccusa un jour de se plaire
à embarrasser ses adversaires par des sophismes :
il repoussa le reproche avec indignation. Mon
premier soin , dit-il , est de m'assurer que ma
cause est bonne ; et jamais, ni par plaisanterie, ni
sérieusement, je ne défends le mauvais côté d'une
question. Ainsi que son père et son frère _, il n'é-
tait pas mauvais versificateur; mais il abandonna
ce genre d'écrire, quand il commença à s'occuper
des matières ascétiques , et l'honneur d'être le
doux chantre du méthodisme fut réservé à son
frère Charles. Tant qu'il ne fut point gradué , ses
manières furent gaies et vives , et celte activité
avec laquelle il se mit depuis à un travail sans re-
lâche , se montrait alors par des traits d'esprit :
mais arrivé à l'âge de prendre les ordres , Wesley
ne fut plus un homme à agir légèrement dans
aucune occasion. Il se mit aussi à réfléchir sérieu-
sement sur l'importance des devoirs qu'il allait
avoir à remplir, et même il sentit quelques scru-
pules k se donner à lui-même une si terrible
charge. Il communiqua ses scrupules à son père,
qui les examina avec cordialité, lui conseilla d'at-
tendre encore pour prendre les ordres , et l'en-
couragea à travailler pendant qu'il le pouvait.
( ^5)
L'opinion de sa mère, et son propre penchant
pour l'état religieux 5 qui augmentait chaque jour,
le cléciclérenl à entrer dans la carrière du ministère
évangélique. Cependant son père jugea à propos de
ne le faire ordonner que l'été suivant. Deuxlivres
que lut John pendant le temps d^ sa préparation
firent de fortes impressions sur son esprit. Le
premier étaitle fameux traité de //727/«if/o/ze Chrisli^
attribué , sur des preuves contestées , à ThomavS
AKcmpis. La peinture de la vie de l'homme et du
devoir du chrétien, dans cet ouvrage, révolta
d'abord Wesley , qui fit part , comme il le fai-
sait toujours dans de pareils cas, de sa manière
de penser , à ses parens, ses conseillers naturels ,
et les meilleurs qu'il put avoir ; il représenta avec
humilité que c'était pour lui un malheur de dif-
férer dans quelques point avec l'auteur. Je ne
peux penser , ajoutait-il , que quand Dieu nous a
envoyés dans ce monde , il ait irrévocablement
décrété que nous y serions perpétuellement mi-
sérables. Si en prenant la croix nous sommes
forcés de dire adieu à toute joie et à tonte satis-
faction , comment cela peut-il se concilier avec
ce que Saionion affirme expressément de la reli-
gion 5 que s(;3 voies sont des voies d'agrément, et
que tous ses ^entiers sont des sentiers de paix. La
(24)
mère de John convenait avec lui que l'î^uteur de
l'imitation avait eu plus de zèle que de connais-
sance , et qu'il était un de ces hommes qui sans
nécessité jonchent d'épines le chemin de la vie.
Voulez-vous juger , disait-elle, si un plaisir est lé-
gitime ou non , suivez cette règle : tout ce qui
affaiblit votre raison diminue la délicatesse de
votre conscience , obscurcit vos idées sur la di-
vinité, vous détourne des choses spirituelles j.
enfin tout ce qui donne à votre corps de l'ascen-
dant sur votre esprit, devient péché en vous,
quoiqu'il puisse être innocent en lui-même. Wes-
ley pouvait bien consulter une mère capable de
raisonner ainsi. Son père exprima une opinion
différente : «Tous les hommes, dit-il, sont enclins
à choisir les extrêmes ; mais la mortification est
toujours un devoir indispensable du chrétien. Si
le jeune homme se réjouit dans sa jeunesse, qu'il
ait soin que cette joie soit innocente, et, po.ur
cela, qu'il se souvienne que toutes ses actions se-
ront jugées par Dieu. »
c( Le livre de l'Imitation de Jesus-Christ a été son
ami et son vieux compagnon : il croit qu'en lui
passant quelques pensées exallées , il peut être lu
avec avec un grand avantage, et qu'il estpresque
impossible de le parcourir sérieusement s£ins. ad-
«
( 25 )
iiiirer et sans imiter, jusqu'à un certain point,
ces héioïqnes accords J'Iiumilifé , de piété et de
dévotion, » Ce fut encore à l'avis de sa mère que
9on père le renvoya celte fuis. Cette déférence
au jugement d'une femme sur un pareil sujet pa-
raîtra moins extraordinaire , si l'on se rappelle
que l'usage de donner aux personnes de son
sexe une éducation savante , commencé avec la
réfoi niation , n'avait pas encore été abandonné
pendant la jeunesse de mislriss Wesley : aussi
entendait-elle le grec et le latin, et avait-elle étudié
la théologie aussi-bien que les langues anciennes.
Ses connaissances cependant ne l'avaient pas ren-
due pédante, et ses laiens, auxquels son mari et ses
fils portaient une profonde estime, ne lui don-
nèrent jamais de présomption. Quand elle parlait
d^elle dans ses lettres , c'était toujours comme ne
se croyant qu'une intelligence faible et grossière :
mais elle exprimait le plaisir qu'elle avait à traiter
avec son fils des sujets tliéologiques.
Ce que Thomas AKf mpii n'avait pu faire d'a-
bord fut l'ouvrage d'un esprit très-supérieur et
d'une imagination bien plus ardente , de Jéré-
mie Taylor avec son livre de la coiid(iite à tenir
pour vivre et mourir saintement. Wesley avait
çlé élevé dans des Sv^nlimens religieux; et quand
(26 )
une fois ils étaient excités, ils dominaient bientôt
tons les autres : aussi , la partie de cet ouvrage
qui traite de la pureté de l'intention fut celle qui
l'afïecta le plus profondément. Dès cet instant ,
dit-il dans quelque endroit, je résolus de donner
toute ma vie à Dieu , toutes mes pensées , toutes
mes paroles , toutes mes actions. Son père, qui
lui avait autrefois trouvé de la tiédeur , et qui
probablement, pour cette raison , avait souhaité
que son ordination fût reculée , s'aperçut avec
joie de ce changement, ce Que Dieu, lui écrivait-il,
fasse pour vous une grande œuvre : jeûnez ,
veillez , priez , croyez, aimez, endurez et soyez
heureux ; et c'est ce que demandent les ardentes
prières de votre afieclionné père. » Enfin dans
l'automne de 1726, Wcsley reçut les ordres des
mains du docteur Potter , qui depuis devint ar-
chevêque de Canlorbery.
Le printems suivant, Wesley se présenta pour
vne place au collège de Lincoln. Même dans les
élections de collèges, les passions trouvent occa-
sion de jouer un rôle. Wesley n'était pas outré
dans sa manière de vivre ; mais la rigidité de
SOS principes religieux suffisait pour donner
prise à la satire , et ses concurrens cherchèrent
à le rendre ridicule pour l'empêcher de réussir.
(27)
Malgré celle opposition , Wesley fut nommé
membre du collège , en mars 1726 , par l'influence
de son frère Samuel et la bonne volonté du rec-
teur. Cet événement causa une grande joie à
son père , déjà bien vieux , qui lui écrivit pour
le féliciter.
Wesley le père , à cette époque , dcsservoit en
même temps Wroote et Epworth. L'âge et les
infirmités le rendaient incapable de remplir ce
double devoir, d'autant que la roule qui alloit
d'un de ces lieux à Fautre était mauvaise, et quel-
quefois dangereuse. Son fils John officiait depuis
près de deux ans comme son vicaire à Wroote ,
lorsqu'un règlement de son collège enjoignit
aux membres d'y résider. John vint donc s^éta*
blir au collège, devint précepteur, et présida
conmie tel dans les conférences qui avaient lieu
six jours de la semaine j ce qui ne contribua pas
peu à fortifier ses talens en logique.
Quelque temps avant son retour à Oxford , il
avait fait un long trajet pour aller visiter un per-
sonnage renoiîimé pour sa gravité. Cet homme
lui dit : (c Tous souhaitez servir Dieu et gagner
le ciel ; souvenez-vous que vous ne pouvez le
servir seul. Trouvez donc des compagnons ou
faites- vous-en : la Bible ne veut point d'une re-
(28)
ligioii solitaire. » Wesley n'oublia jamais ces pa-
roles; et il arriva en effet que, pendant qu'il
était à sa cure, une société se préparait pour lui
à Oxford telle qu'il pouvait la désirer. Son frère
Charles, qui était plus jeune que lui de cinq ans,
avait été élu par Westminster pour l'église du
Christ aussitôt que son frère avait été nommé
jîiembre du collège. Charles était livré à l'étude,
et d'une vie régulière. Cependant John l'ayant
pressé d'avoir encore des habitudes plus austères
et une dévotion plus fervente, Charles résista
d'abord , protestant avec chaleur qu'il ne pouvait
pas tout d'un coup devenir saint. Mais ce que son
frère avait voulu accélérer, se fit insensiblement :
par suite de ses dispositions naturelles et de l'es-
pèce d'éducation qu'il avait reçue , Charles suivit
bientôt l'exemple de son père , de sa mère et de
ses deux frères; et c'est alors qu'ayant trouvé
deux ou trois membres du collège dont les incli-
nations et les principes étaient analogues aux
siens , il s'associa à eux dans le dessein d'atteindre
à la perfection religieuse, et on le vit s'imposer
une règle de conduite , et recevoir les sacremens
toutes les semaines. Une semblable manière de
vivre aurait dans tous les temps été remarquée
dans une université d'Angleterre 3 à plus forte
( 29 )
ï'aison devait-elle l'élre quand il y avait un relà-ii
cbement dans la morale et les opinions, et que
l'incrédulité prévalait à tel point , que le vice-
chancelier avait été obligé d'exhorter les lecteurs
à mettre plus de zèle dans l'exercice de leurs
fonctions , et d'interdire aux sous - gradués la
lecture des livres qui pouvaient affaiblir leur
croyance. Avec la plus grande prudence on n'au-
rait pu échapper au ridicule à cette époque , en
déclarant vouloir faire de la religion la grande
occupation de la vie; et la prudence n'est pas
pour l'ordinaire compagne de l'enthousiasme.
Aussi les railleurs se plurent-ils à donner à. Charles
et à ses compagnons le nom de sacramentaircs, et
à leur réunion celui de club saint.
Une personne moins irrévérente et mieux ins-
truite observa, en parlant de leur manière mé-
thodique de vivre, que c'était une nouvelle secte
de méthodistes qui allait se former, faisant allu-^
sien à l'ancienne école de médecins qui avaient
été connus sous ce nom. Des dénominations don-
nées par plaisanterie ont souvent été adoptées par
les partis mêmes auxquels on les appliquait , aussi-
bien que par le public. Ici ce rapprochement dans
les mots lit que le nom de méthodiste prévalut-
et quoiqu'il ait quelquefois depuis été donné à
( 5o )
ious les cnlîîOLisiastes, il est devenu la désigna^
tioii particulière de la secie dont V\ esley est le
fondateur.
Ce fut donc à Charles Wesley et à ses associés
que le nom de niélliodistes fut d'abord donné;
maisleurs réunionsacquirentune forme plus régu-
lière et plus de consistance quand John fut revenu
à Oxford, et même alors de nouveaux membres
y furent admis. Sa résidence et son rang à l'uni-
versité donnaient à Wesley du crédit; son éru-
dition , sa logique subtile et sa facilité d'élocution
commandaient le respect partout où il était connu.
Parmi les membres du collège, il y en avait un ,
M. Morgan, qui, d'une constitution et d'un esprit
faible, paraissait avoir encore altéré, par lapratique
d'un jeûne rigoureux, sa santé, qui demandait à
être traitée d'une toute autre manière. Mais si sa
religion, exaltée à ce point , lui avait suggéré
de s'imposer à lui-nîéme des austérités au-dessus
de ses forces, elle le rendit infatigable dans l'exer-
cice des actes d'une véritable charité envers les
autres. Son cœur aussi-bien que aa bourse étaient
ouverts à tous les pauvres et à tous ceux qui
étaient dans le besoin : il instruisait les petits en-
fans, visitait les malades, et priait avec les pri-
sonniers.
(3i )
Morgan mourut jeune, k la suile d'une longue
maladie, pejidaut laquelle les tourmens d'une re-
ligion sombre ajoutèrent à ses souffrances. Wesley
fut accusé d'avoir été la cause de sa mort en l'a-
menant à des austérités qui avaient indubitabie-^
ment accéléré sa fin • mais Wesley n'avait fait
que marcher sur ses traces , et son père en fut
pleinement convaincu. D'abord il avait montré
une glande indignation contre ce qu'il appelait
l'extravagance des amis de son filsj mais, mieux
instruit, il plaça le plus jeune de ses enfans sous
la direction de John. Deux autres hommes de
cette secte sont devenus très-célèbres. L'un d'eux,
M. Whitefield , qui , après avoir long- temps coo-
péré avec les Wesley, s'en sépara au sujet de la
prédestination , et devint le fondateur de la
branche calviniste du méthodisme, ou, comme ils
s'appellent eux-mêmes , la connection de lacîy
Huntiugdon. L'autre est James Harvey, l'auteur
des Méditations j livre qui a été traduit en beau-
coup de langues, qui est singulièrement répandu ,
tant à cause du brillant de son style , que du peu
de profondeur avec laquelle la matière y est
traitée, et par l'esprit de dévotion qui le dis-
tingue.
L'archevêque Leighton, l'un des plus grands
( 02 )
orileniens de l'église d'Angleterre, pensait qu'à li
réforniation on avait commis un grande et funeste
erreur en abolissant les ordres religieux au lieu
de les purifier. Il est certain que, isi ces ordreâ
avaient continué d'exister, Wcslej^et ^hitefield
y seraient entrés , au lieu de devenir les fondateurs
d'un formidable schisme. Ils étaient à peu près aii
nombre de cinquante, et firent un plan d'examen
de soi-même , dont les défauts évidens sont que
cet examen est si long qu'il laissepeu detémspour
faire autre chose, et que cette simplicité proposée
finit par produire ce qu'il y a de plus mauvais dans
les caractères artificieux, quand elle ne fl'iit qu'un
saint sur des milliers d'individus, et le reste dé-
venant inévitablement hypocrite. Dans ce plan
la religion est définie le recouvrement de l'image
de Dieu ; et l'on ne peut douter que ses auteurs
fussent animés de l'amour de Dieu et de l'homme ,
bien qu'à quelques égards cet amour fût mal
réglé. C'était le moyen par lequel ils voulaient
exciter et fortifier cette disposition en eux-mêmes.
Mais quand Wesley entra dans la carrière , il
était dans la situation d'une grande ignor-ance
spirituelle : et les deux ministres qui ont, pour
l'usage des mélhodlsles, et avec leur sanction,
écrit la vie du fondateur, disent qu'on peut voir
1
(33)
dans le plan la grande sincérité de Wesley et de
ses amis , mais que les ténèbres de leur esprit,
relativement aux vérités de l'évangile , sont évi-
dentes pour ceux qui ont des vues véritablement
évangéîiques. La conduite des plus jeunes mem-
bres de l'université , qui affectaient plutôt qu'ils
n'évitaient la singularité, devint la matière d'un
ridicule général, et ceux qui étaient les plus âgés,
ou avaient les meilleures têtes , désapprouvaient
des procédés qui devaient conduire à l'enthou-
siasme et à l'extravagance. Wesley n'avait pas en-
core dans son jugement cette confiance qu'il
montra depuis j et il écrivait à son père pour le
consulter. Les principes qu'il avançait dans sa
lettre étaient rigoureux , ses motifs excellens j
les circonstances qui offensaient et donnaient de
justes alarmes, non-seulement ne se trouvaient
point adoucies, mais, quoique sans intention de sa
part, à une si grande distance elles devaient en-
core perdre de leur gravité, surtout quand elles
passaient par le canal de Wesley pour arriver à
celui qui lui portait une affection naturelle. Dans
sa réponse, «on père s'exprimait ainsi : « Quant
à vos desseins et à vos .occupations ce que je puis
dire de moins, c'est que valdè probo , et que j'ai
la plus grande raison de bénir Dieu pour m'avoir
2 5
(54) ■
donné ensemble à Oxfoid tieux fils auxquels il a
accordé la grâce el le courage de taire Ki guerre au
monde el au démon , ce qui est le meilleur moyen
de les conquérir, ce Wealey pèie conseilla à ses fiils
d'obtenir l'approbation de l'évéquepour visiter les
prisonniers , et les encouragea , en leur disant
que dans le tems qu'il était sous-gradué, il s'était
occupé de cette œuvre de charité, el qu'il y re-
venait (ians ses dcruicrs jours avec une grande
consolai ion ; il ajoi.ta qu'ils devaient marcher
avec prudence quoique sans crainte , et il priait
le Seigneur de les tenir dans i'humilité/Ne soyez
pas orgueilleux, leur disait-d , conservez l'égalité
de i'ame , quelques traitemens que vous éprouviez
du monde , ou qu'il soit injuste ou bien disposé
pour vous. Ne souffrez pas plus de mal qu'il n'est
nécessaire : mais conduisez vous toujours avec
fermetés Moins vous vous estimerez vous-mêmes
pour les devoirs extraordinaires, car il n'y a rien
de tel que les œuvres de surérogation , plus tous
les hommes bons et sages vous estimeronl.
A peu près vers ce temps-là ^'esley se !ia avec
Law dont les ouvrages ont achevé ce que Jérémie
Taylor, et le ttaité de Inùtaiione Ckn'stî, avaient
commencé. La^v est certjiiuemenl un grand écri-
vain , et l'on dit (jue peu d'ouvrages on fait autant
(35)
il'enlhousiasl^ religieux que sa Peifeclion chre-
tienne et son ylppel sérieux. Les jeunes gens
qui veulent lire cet écrit sans en être dangereu-
sement affectés, doivent avoir nn esprit éclairé
et r.ne an)e forte. Mais Law, qui a lui-même
ébranlé grand nombre de raisons, finit par sacri'
lier la sienne aux lêveries de Jacob Belimen.
Ces visites à Law, qui , à celte époque, demeu-
rait prés de Londres, se faisaient à pied. Wes-
ley voyageait ainsi pour épargner l'argent qu'il
donnait aux pauvres. A une autre époque de sa
vie il avait voulu faire une économie de temps
en lisant à cheval; mais plusieurs chutes le con-
vainquirent que cette pratique lui coûterait pro-
bablement la vie. Ses frères s'étaient habitués à
converser en latin partout où ils étaient seuls ; ils
avaient trouvé de l'avantage à prendie cet usage
dans leurs correspondances avec les Allemand.').
C'est en effet un des grands défauts de la manière
actuelle d'élever les enfans, de ne pas leur faire
contracter l'habitude de parier une langue qui
est partout enicndue par les Iiouimco qui ont leça
. de l'éducation. Pour Toini , son esprit était telle-
ment agité et troublé, qu'il alla jusqu'à douter
de i'uiilité ou même de l'inuocence des émues
mondaines.
5.
( 56)
Dans une lettre écrite à sa mère, à ce sujet,
on trouve ce passage : «c Autrefois j'ai désiré faire
un chemin rapide dans la carrière des langues et
de la pliilosopliie; mais ce goût est passé. H y a
une route bien meilleure à tenir j et si je ne puis
faire des progrés dans celle-ci sans abandonner
l'autre, pourquoi hésiter? Un peu de temps en-
core et nous serons tous égaux en connaissances,
si nous le sommes en vertus. »
Le frère aîné de John, qui avait un jugement
plus mûr et une disposition d'esprit moins ar-
dente, crut s'apercevoir que celui-ci poussait ses
principes à l'excès , et qu'il donnerait lieu à des
préjugés nuisibles à leur dessein, en affectant une
singularité, même dans des choses de nulle im-
portance. Wesley répondit que l'habitude qui le
rendait le plus singulier, était celle de se lever
matin et de demeurer peu en société ; qu'en cela
ils différaient peu tous les deux. Il ne faisait au-
cune dépense pour sa coiffure : ses cheveux
étaient extrêmement longs, et flottaient sur ses
épaules : sa mère craignait même que cette ha^
bitude ne nuisît à sa santé , car il était alors in-
disposé , et le pressa même de s'en défaire. Samuel
lui proposa, comme terme moyen, de les porter
plus courts, et de celte manière la singularité
(37 )
de son costume extérieur diminuerait , et son
projet d'économie ne recevrait aucune atteinte.
Samuel étant venu à Oxford , put se former , sur
le lieu même, de la conduite de ses frères une
opinion plus juste que celle qu'il avait conçue
d'après les difié: ens rapports qui lui étaient par-
venus. Leur conduite et leurs principes obtin-
rent généralement sa sincère approbation; mais
il s'aperçut que Morgan , trcs-ma!ade alors , l'é-
tait autant d'esprit que de corps , et se trouvait
arrivé à cet état où la religion , au lieu d'être une
consolation, devenait, par un déplorable égare-
ment, une cause de misère. Il vit également que
Wesley, dans ses manières austères de vivre,
agissait avec un tel mépris de sa santé, qu'on eût
dit qu'il désirait mourir, et qu'il était l'ennemi de
sa frêle constitution. Morgan ne vécut pas long-
temps encore, et John sendilait vouloir le suivre
dans l'autre monde. De pénibles études, un exer-
cice au-delà de ses forces, pris quelquefois dans
ses voyages, l'habitude de prêcher et de discourir
fréquemment, le jeûne tous les jours consacrés
(car lui et ses associés observaient toutes les fêtes
de l'église), et enfin la diète la plus rigoureuse
avaient mis John dans un état alarmant. Des
crachemens de sang répétés donnèrent tout à
( 38 }
craindre. El ifîiî , une nuil il fut lévtillé par la
ruplure d^ui vaisseau dans sa poitrine; et il a dit
depuis, dans son journal, qu'il s'élai! cru alors
aux portes de l'éternité , et s'écria: Dieu, pré-
pare-inoi ponr la venue, el viens nirind îu vou-
dras. Cet acCident le décida à se confier à v\n mé-
decin , el au bout de quelque tenips il fui pir-
failcinent rétabli.
Samuel , à la même époque, voyant que, d'a-
près son opinion politique, il n'y avait pour lui
aucune espérance d'être promu à Westminster,
accepta la maîti ise de l'école de Tiverton. Avant
de s'y rendre , il alla faire visite à son père à
Epworth , où son frère se rendit après lui; de sorte
que toute la famille se trouva pour la dernière fois
réunie dans ce monde.
Le père avait beaucoup vieilli depuis quelque
temps , et il désirait que la cure où il avait
fidèlement rempli ses devoirs, passât, s'il était
possible , dans les mains de John. Il sonliai-
tût que le bien qu'il avait fait ne fût pas perdu
par l'indifférence d'un successeur moins zélé ,
et que sa femme et ses filles ne se vissent pas
forcées de sortir de sa maison. Wcsley ne sciant
point atlendu à une pareille proposition, ne Cl
alors aucune réponse , mais , l'année suivante ,
(59)
son pèreîe pressa de s'expliquer, el Samuel ajouta
ses instances. Ayant donc mûrenient délibéré à
ce sujet, il répondit qu'il ne s'agissait pas de sa-
voir où il pourrait faire le plus de bien à Ep-
wortli ou à 0:iO)rd , mais bien où , pouvant
vivre le plus^aintement, il aurait plus d'occasions
d'exciter la sainteté dans les autres ; qu'Oxford
lai paraissait offrir plus de facilité pour parvenir
à ce but ; qu'ainsi il était déterminé à rester à
Oxford . Piien ne put le faire changer de senlin^ent.
Samuel lui-même , qu-aid il apprit que son
frère avait résolu irrévocablement de ne pas ac-
cepter la cure d'Epworlli, le coiniaissait assez pour
être sûr que personne ne lui ferait changer de
résolution, si ce n'est Dieu qui la lui inspirait.
Sans donc faire aller , comme il le disait lui-
même, la scie de la controverse, il se bonsa à
lui exposer qu'ayant reçu les ordres , il s'était
engagé devant Dieu et son église, à prendre soin
des âmes.
Wesley répondit d'une manière qui le carac-
térisait plutôt qu'elle ne donnait une bonne idée
de son jugement. Il argua de ce que son propre
salut n'était pas assuré à Epworth. Il ne pour-
rait , disait-il , être un mois dans ce lieu , et con-
( -îo )
linuer d'observer la tempérance clans ]e som-
meil, la nourriture et la boisson • son esprit vien-
drait ainsi à se dissoudre j les soins et les désirs
du monde ne pourraient manquer de l'entraîner
en arrière, et pendant qu*il prêcherait les autres,
il s'abandonnerait lui-même. Agilmr de vitâ et
sanguine Turni. Le point était de savoir s'il de-
vait servir Dieu ou Bélial. Il avait besoin d'amis
qui jugeassent à peu près comme lui , et fussent
engagés dans les mêmes études 5 de personnes
bien persuadées qu'elles n'avaient qu'une seule
œuvre à remplir sur la terre , qui surveillas-
sent son ame , et selon l'occasion pussent lui
administrer des reproches , des avis , ou des
exhortations avec franchise et douceur ; mais
c'était là un bonheur qu'il ne pouvait trouver
qu'à Oxford. Il ne connaissait rien des soins d'ici
bas ; on le fournissait de tout , sans qu'il fût
obligé d'y songer le moins du monde. Là il avait
aussi enduré ce mépris qui est une partie de la
croix que doit porter tout homme qui veut suivre
sou Sauveur.
(( Tout vrai chrétien , ajoutait Wesley , est
méprisé par tous ceux qui ne le sont pas , et
qui le connaissent pour tel 3 et jusqu'à ce qu'il
(4- )
soit ainsi méprisé, aucun homme n'est sûr de
son salut j car, quoiqu'on puisse être méprisé
sans être sauvé, on ne peut être sauvé sans
être méprisé. Il pouvait faire plus de bien à
Oxford , où il était indépendant de toute espèce
d'embarras, oii il se trouvaient des écoles de pro-
phètes. Ne valait-il pas mieux adoucir la fontaine
que de purifier un simple filet d'eau ? Et à l'oc-
casion de l'argument qu'Epworth offrait une
sphère plus grande pour agir , puisqu'il s'y trou-
vait deux mille âmes, il s'écria : Deux mille âmes!
je ne vois pas qu'aucun bénéficier puisse prendre
soin de cent ! ))
Cette lettie convainquit Samuel qu'il était
inutile d'employer davantage le raisonnement
avec un homme imbu de telles idées. Comme
néanmoins son frère voulait connaître ses derniers
sentimens, il lui demanda si tous ses travaux
n'avaient eu d'autre résultat que de rendre plus
difficile pour lui de vivre chrétiennement, qu'il
ne l'était pour tons les prêtres de l'Angleterre
d'obtenir leur talnt. Quant au mépris , ajou-
tait-il , si vous venez à Epworth, je vous ré-
ponds que , dans un temps convenable , vous
serez méprisé autant que votre cœur peut le
souhaiter. Mais, aîlirmait Samuel, il n'y a pas
(40
dans Enclide une proposition plus certaine que
celle-ci : qu'un lionime doit être eslimé pour
être utile- et il s'arrêta à ce point de sa première
assertion , qu'une résolution générale contre le
projet de se charger du soin des âmes était con-
traire à rengagement que John avait contracté
à son ordination. Tous devez, quand l'occasion
s'en présente, exécuter votre promesse, ou vous
repentir de l'avoir faite.
Wesley le père mourut dans le mois d'avril
suivant- et dans le mois d'octobre, John s'eiu-
barqua avec le général Oglethorpe, comme mis-
sionnaire pour la nouvelle colonie de la Géor-
gie. Son frère Charles, qui prit les ordres à celte
occasion ; M. Ingliani , un {les membres de la
petite communauté d'Oxford , et M. de la Motte,
le fils d'un marchand de Londres, l'accompa-
gnèrent. Ils s'enibsLrquèrent le i4 octobre 1735;
et c'est de ce jour que conunence la sciie des
journaux imprimés de Wesley.
«. Notre dessein , dit-il , en quittant notre patrie,
n'était pas d'éviter le besoin, Dieu nous ayant
donné abondanmîcnt les biens temporels, ni de
nous procurer le fumier et l'écume des richesses
et des honneurs; nous voulions seulement sauver
nos amesj et vivre entièrement pour la gloire de
■ (43)
Dion. » Il y avait à bord vingt-six Moraves. Wes-
ley fut profondéiiicnl frappé de leur piété, de
leur siniplicilé el de leur sérénité j et de ee mo-
ment il s'appliqua à étudier l'allenianJ pour cou-'
verser plus libreîTient avec eux. Et;;nt alors ,
comme il le paraît , lui et ses compagnons, moins
soignenx des apparences que quand ils étaient à
Oxford, ils commencèrent à mettre en pratique
entièrement leurs principes ascéîiques. « Croyant ,
dit Wcsley , que le renoncement à nous-mêmes,
nîcîue daiis la plus petite chose, peut, par la
bénéuiclion de Dieu, nous èUe uiile, nous aban-
donnâmes l'usage de la viande et du vin , et nous
nous réduisîmes au régime végétal, principale-
ment au riz on au biscuit. »
Au bout de quelque temps, imaginant que la
nature ne demandait pas une nourriture prise
aussi fréquemment qu'ils en avaient l'habitude,
ils décidèrent de ne plus souper • et Wesley ajant
dormi une nuit sur le plancher, parce que son lit
avait élé mouillé dans une lenipéîe, il pensa qu'il
n'avait ])lus besoin de dormir dans un lit. Bienlôt
il voulut essayer si rhonniie ne peut pas se sou-
tenir aussi bien avec une seule espèce de nour-
riture qîi'avec plusieurs; et lui et de la Motte
choisirent le pain comme l'alimenl le plus ordi-
(44)
naire en Europe, et ils trouvèrent qu'ils n'avaient
jamais été plus vigoureux ni mieux ponaus. ((Bien-
heureux, dit Wesley, sont ceux qui ont le cœur
pur, pour eux toutes choses sont pures- tout ce
qui a été créé est bon pour eux , et ils n'ont be-
soin de rien rejeter. »
Aniu)é toujours du même esprit, il écrivit du
bâtiment à son frère Samuel, pour l'engager, au
nom de Dieu, à bannir des écoles des poisons
tels que les classiques qu'on y lisait habituelle-
ment, et de leur substituer des auteurs chré-
tiens.
Le docteur Barton , qui le premier avait pro-
posé Wesley pour être envoyé en mission, était
d'ojMnion que plus les hommes sont habitués au
mépris des convenances et des commodités de la
vie, aux pensées sérieuses et aux austérités phy-
siques, plus ils sont propres à une entieprise de
cette espèce. Il avait dit à Wesley que la manière
apostolique de prêcher de maison en maison pou-
vait être très-efficace, et produire beaucoup de
bien. Il lui rappela combien il était important de
faire une sage distinction entre ce qui était de
l'essence du christianisme et ce qui tenait pure-
ment aux circonstances, entre ce qui est indis-
pensable et ce qui varie, entre ce qui est ordoimé
( 45 )
par Dieu et ce qui est élabli par l'homme; et il
avertit Wesle}^ que le peuple chez lequel il allait,
se composait d'hommes entiércmenl enfuns pour
la connaissance de la vie du chrétien. Mais jamais
homme n'avait été moins propre que John pour
de semblables ménagemens : au lieu de s'y pren-
dre avec douceur, il professa une discipline in-
tolérante. Suivant la rubrique, qui est en oppo-
sition avec la pratique de l'église d'Angleterre,
il insistait sur le baptême par immersion; il re-
fusait de baptiser d'une autre manière.
Un des hommes les plus pieux de la colonie
désirait avec ardeur d'être admis à la communion;
comme il était non-conformiste, Wesley refusa de
la lui administrer, à moins qu'il ne se soumît à être
baptisé. On accusa ses sermons d'être des satires
contre des individus, et on dit que toutes les que-
relles qui s'élevèrent depuis son arrivée avaient
été occasionées par sa conduite.
Le reste de la vie de Wesley fournira la matière
d'une seconde lettre.
LETTRE II.
Des Iclêefi libérales , et , par occasion , des Libé-
raux et des ultra- Royalistes.
Paris.
A M. J. B. EsQ.
JNoN , mon ami, ces plirases qui vous paraissent
inintelligibles dans nos journaux, ne sont fran-
çaises ni dans Ifurétymologie, ni dans leur usage,
ni dans leur application.
Le mot libéral, par exemple ! 11 est vi ai que
le Corse s'en servait fréquemment. Quand l'jjon-
nête Escoyquiz réfutait ses sophismes à Baïojme
avec le simple bon sens et les règles de l'ancienne
nioraie, Euci-apaite lui répliquait: Bah, vous
n'avez pas d'idées libérales ! lî est vrai aussi que,
lorsque madame de S. prrorait daiis son salon,
elle employait toutes les fleurs de sa rélhorique
en faveur des idées libérales. 11 est Nrai eniiu que
{'n )
quelques-uns de nos journaux ne le prennent
jamais sur un ton si haut que lorsqu'ils sont mon-
tés sur !es é("liasses des idées libérales. l\lais quel
rapport tout cela a-t-il avec la langue françùse?
J'ouvre le dictionnaire de l'Académie au mot
libéral^ et je trouve, qui aime ci donner , qui se
plciii d donner. Or, je deinande, d'après cette
seule et unique acception française, ce qu'on doit
entendre par des idées qui ainienl ^ qui se plaisent
à donner. Définissez les mots, et vous vous en-
tendrez bien vite sur les choses. Il n'y a que les
fripons qui craignent los définitions, comme if
n'y a que les voleurs qui craignent les lanternes.
Je soupçonnerais un peu ces idées , q^d aiment,
qui se plaisent â donner ^ suivant le dictionnaire
de l'Académie, d'aimer ^ de se plaire d prendre ,
suivant le diclionnaire de la Révolution, à qui
nous devons ce mot, coînme tant d'auttes qui
n'ont enrichi que leurs inventeurs. Que si à ce»
idées libérales vous Tenez à substituer les idées
généreuses f on aura beau se récrier, disant
qu'on ne vous comprend pas, soyez sûr qup
vous serez e;.LeL;du de tous ceux qui veulent
entendre; et ici j'ai encore recours au diction-
naire de l'Académie, et je trouve à l'adjectif ^t;'-
Véreux y magnajùme j de naturel noble. Or, ou
(48)
cotij prend tiès-bicn ce que c'est que des idées
magnanimes, d'un naturel noble. En vain, pour
défcndie un barbarisme, veut-on se retrancher
derrière l'acception tlu mot libéral y chez une na-
tion voisine. 11 ne s'agit pas ici d'anglais , mais
de français 3 et la règle invariable, fondée sur le
bon sens et sur le maintien du langage, veut
qu'on n'emprunte un terme à une autre langue
que lorsque le besoin de ce terme se fait sentir
par la disette qui en autorise alors et en légitime
l'emprnnl. Mais le mot généreux , mot très-fran-
çais, ne dit-il pas tout ce qu'on veut dire? Y a-t-il
quelque sens mystérieux caché sous le mot libé-
ral que ne renferme pas le mot généreux? Je
rejette alors, connue dangereux, tout sens obs-
cur, et je suis naturellement ramené à ma pro-
position : définissez les mots, et vous vous enteu'
drez après sur les choses.
Je sais qu'il y a des dogmatlstes qui ressem-
blent à des hydrophobes auxquels on présente-
rait de l'eau, tontes les fois que vous vous avisez
de leur demander une définition. Ce n'est pas
pour ceux-là , miais contre ceux-là que j'ai écrit
et que j'écris. Par exemple, qu'est-ce, dans la
langue du bon sens, qu'un ullr à-royaliste? Ç^xxç,
dit ciîcorele dicliomiaire au mot Royaliste? Q^ui
(^9 )
tiBut, qui suit le parti du 7'oi. Or, je le demraule
encore, que signifie celle Lizarre union (i) tlu
latin ultra (au-delà) avec le mot français roya-
liste? et cju'*esl-ce que tenir y suivre le parti du
roi au-delà ? Vcjus ne voulez sûrement pas dire
qu'on peut élre trop royaliste. Voulez-vous dire
(i) Ohscrvez , mon cligne ami, que le mot ultrà-roja-
liste, bien qu'un vrai bai'barisme, n'en est pas moins un
excellent sobriquet politique j ainsi que les rasoirs de Bir-
mingham, qui ne sont pas faits pour raser, mais pour être
vendus, ce mot n'a pas été inventé pour être compris,
mais dans le but de représenter les amis du roi comme ses
ennemis , et les ennemis du roi comme ses amis.
C'est une des plus heureuses conceptions de trop célèbre
Fouché. Elle a eu un tel succès en Angleterre, que nous
voyons beaucoup de personnes pleines de nobles sentimena
et de solide instruction, qui admiraient, il y a vingt-cinq
ans, les fidèles serviteurs du roi de France , changer en-
tièrement d'avis depuis qu'on les a appelés ultra. Ces mêmes
personnes ont jeté un œîl de complaisance sur les satellites
du despotisme, sur les incendiaires de la démocratie, sur
les régicides eux-mêmes, par la seule raison qu'ils ne sont
pai ultra.
Sunt certi deniqiie fines
Qitos ultra citràque nequit consistere rectum.
Cette maxime d'Horace est une des plus populiiiics parmi
nous. Malheureusement nous sommes moins soii^neux de
(5o)
(car il faut aller au*devant des objections), vou-
lez-vous dire qu'un ultrd-royaliste est celui qui
méconnaît, qui attaque ouvertement l'autorité
du roi ? Mais il serait un factieux , ce qui est un
mot très-français ; et alors votre devoir est de le
dire, et surtout de le prouver.
l'application de nos maximes que difficiles dans leur choix.
ÏSious posons en fait que les liommes surnomuiés ultra
sont au - delà de la ligne droite ; et si ces hommes
avaient, à leur tour, donné à leurs antagonistes le tlti'e de
citrà, nous aurions probablement cru qu'il n'y a point de
■véritables royalistes en France. Il est certain que nous
sommes un peuple j)eusant, qui n'aime pas à se fatiguer à
penser. Nous avons beaucoup de besogne et peu de temps de
reste pour nous informer de ce que c'est que ces ultra , de
ce qu'ils ont fait, ou de ce qu.'lls veulent faire. D'ailleurs ils
sont Identifiés , dans plus d'une imagination anglaise, avec
les émigrés que nous nous souvenons avoir vus dans les
rues de Londres avec tous les signes extéi'ieurs et visibles
de la pauvreté 5 et, pour avouer nôtre faible^ nous portons
peu de respect à une bourse vide. Nos politiques de café
seraient un peu désorientés si on leur mettait sous les yeux
le revenu de tous les ultra de 1' rance , eu leur prouvant
qu'ils forment les neuf dixièmes des principaux proprié-
taires des terres du royaume , dont une très-grande partie
n'ont jamais quitté leur pays pendant tout le cours de la
révolution.
Extrait de la réponse à M. C d'E.
(5. )
J'ai eu l'honneur de figurer parmi les uîlrà-
royalistes dans les journaux de la Belgique. Je
me trouvais en très-honorable compagnie, et je
ne me suis pas tenu ponr séditieux, ni pour moins
bon royaliste , c'est-à-dire pour moins fidèle ,
moins di^voué au roi et à son augusle famiile. Je
le confesse , j'ai une insurmontable aversion pour
les mots qui ne sont pas définis. Le dictionnaire
de ces mois est, à mon avis, le grand arsenal des
factions. Que de victimes i/a-t-on pas égorgées
avec (\e:i mois qu'on n'entendait pas? La ligue
aussi, la jacquerie et tous les temps de troubles
furent fertiles en dénominations vagues à l'usage
des factieux; et encore est-il juste de remarquer,
à l'acquit du bon sens de nos pères, que ces mots
portaient en général une acception moins incer-
taine (|ue ceux inventés de nos tristes jours; car
alois le fonds n'était pas corrompu : on se pas-
sionnait pour ou contre les hommes, sans dérai-
sonner sur les choses qui restaient les mêmes.
Je viens de dire que j'allais au-devant des ob-
jections; et, je le déclare franchement, je blâme
ceux qui traitent certaines gens de libéraux : tout
cela est d'un dangereux dictionnaire. Mais aussi
vo5'^ez le malheur de ne pas s'exprimer en fran-
çais I S'ils avaient dit , les idées généreuses , et
4.
(52)
qu'on les eût surnommés les généreux , s'en for-
maliseraienl-ils? je ne le pense pas. Définissez
les mots. Presque tous les malheurs de ce monde
viennent des mots sans idées. Le cardinal de
Bernis disait, très-pea avant sa mort: Je crois
que ce monde-ci finira parles phrases. Les phrases
sont les mots sans idées. Je l'ai dit ailleurs , et je
le répète volontiers ici : (c ce n'est pas avec ce qui
est défini qu'on remue les passions du [peuple. »
Car le bon sens du peuple est alors averti, et non
égaré. La populace massacra d'abord les aristo-
crates ; mais ce fut le tribunal révolutionnaire
qui égorgea les nobles. Tel admirait de la meil-
leure foi du monde le système continental de Buo-
naparte, qu'eût révolté la domination universelle ,
véiitable et unique mot de l'énigme proposée à
l'Europe par le sphynx de notre âge. Définissez
les mots. Les discours d'Olivier Cromwell au par-
lement sont remarquables par leur obscurité,
et l'on disait de lui <c qu'il ne savait jamais niieux
ce qu'il voulait faire que lorsqu'il ne savait ce
qu'il disait. 5) Ceux de Maximilien Robespierre
(que je ne compare pas pour cela à Cromwell)
n'ofl:Vaient aussi qu'un galimatias de phrases dites
patriotiques , où il n'y a de clair que les délations
et les conclusions barbares contre les fédéralistes.
(53)
les girondins^ les agens de Pitt et de Cobourg y
tous mots très-bien définis , comme on sait. La
révolution a commencé par le mot aristocrate ;
veut-on la continuer avec celui (Vultrà-royaliste?
Mais celte vieille accusation d'aristocratie n'a-t-on
pas encore, après vingt-sept ans, l'impudeur de
la reproduire au sujet de la noblesse de France,
et au mépris de cette charte (i) tant invoquée
par ceux qui l'attaquent à ses bases ! Ainsi la no-
blesse , consacrée par le roi lui-même^ à laquelle
il n'est défendu à personne d'aspirer, est trans-
formée en un certain nombre de familles pos-
sédant la souveraineté y suivant le Dictionnaire
de l'Académie, ou plutôt en un cerlain nombre
de familles qu'il faut abaisser, sinon détruire,
suivant le Lexique de la révolution. Mais où en
veulent venir ceux qui éclatent de tout leur or-
gueil nouveau contre ce qu'ils appellent les or-
gueils surannés? Ont -ils perdu la mémoire, et
les plaies de la France ne peuvent-tlles plus se
rouvrir? S'ils ignorent où ils vont, je vais le leur
dire, moi, sans sortir de mon texte sur les déh-
nitions.
(i) La noblesse ancienne reprenJ ses titres la noi!-
Yclle conserve les siens. Çh. const., art. 7a.
( 54)
En 178^), quelques bourgeois trompés crièrent
à V aristocratie nobiliaire y- en 1793, la populfice
cria à V aristocratie bourgeoise et mervauPile : et
enfin peuple, bourgeois el nobles furent réunis
clans l'égalité de la place Louis XV et de la bar-
rière du l'ronc (1).
Après tout, on doit être peu surpris que cliez
un peuple fatigué par des désastres, et dépravé
par des doctrines , dont les yeux ont été éblouis
par tant et de si soudaines élévations de fortune,
on doit être peu surpris, dis-je, que les jalousies
éclatent dans tous les ordres, et surtout dans les
ordres inférieurs , malgré les sanglantes leçons
du passé : aussi je ne m'étonne pas que cela soit.
Mais je m'étonnerais s'il y avait jamais, à la tète
des affaires, des hommes qui favorisassent cette
fatale disposition d'un peuple, loin de s'appliquer
à la combattre ou à la tourner ailleurs.
Votre ami, C. d'E.
(i) Lieux où s'exécutâieut les arrêts d« tribunal réyolu-
tionnoire.
LETTRE III,
Sur quelques particularités des quatre derniers
mois de la Vie de Murai.
Londres, 4 juillet 1817.
A M. C.
Monsieur,
Vous m'avez demandé des détails sur la catas-
troplie de Murât ; je ne vous les fais pas long-
temps attendre. Yoici ce que j'ai appris de deux
de ses compagnons d'aventures qui résident ici.
Vous sentez bien que je dégagerai mon récit de
toutes ces épithètes fastueuses dont ces messieurs
gratifient leur héros: rien ne me paraît, à moi,
moins héroïque que ces hommes qui, démagogues
forcenés en 1793, ont fini par devenir ducs,
princes et même rois. J'aurai occasion de déve-
lopper cette idée dans la suite de notre corres-
ppn c|^n ce :jnii\i,a, venons à l'objet de cette lettre.
( 56 )
Abandonné de son armée , Murât ne songea
plus qu'à sauver ses jours ; il rentra à Naples ,
incognito , dans la soirée du 19 mai i8i5 , accom-
pagné de son neveu , colonel au 9,' régiment
de lanciers , et de quatre cavaliers. Il s'introduisit
furtivement dans le palais , et parut devant sa
femme , pâle et défait. Tout est perdu, madame,
lui dit-il, hors ma vie que je n'ai pu perdre.
Après avoir fait ses adieux à ses enfans , il se fit
couper les cheveux qu'il portait longs et bou-
clés , endossa un vêtement de couleur grise ,
remplit ses poches d^aulant d'or qu'elles purent
en contenir , et , suivi de son neveu , il marcha
vers le bord de la mer.
Un petit canot les porta dans l'île d'Ischia. Ils
y demeurèrent trois jours. Le quatrième , pen-
dant qu'ils s'entretenaient , sur je rivage au sud
de l'île , des moyens de se sauver en France , ils
découvrirent à l'est un petit navire qui se diri-
geait à pleines voiles vers l'endroit où ils étaient.
Murât héla sur-le-champ le vaisseau , et se jetant
dans un bateau monté par des pêcheurs , il les
engagea par la promesse d'une récompense à
ramer vers ce navire. Bientôt après la chaloupe
du vaisseau vint elle-même à la rencontre de
Murai ^ dont l'attente ne fut pas trompée. C'était
(57)
au duc de Rocaromana , son grand éciiyer ,
qu'appartennit le bâtimont. Il était à bord avec le
marquis de Giuliano , aide-de-camp de Murât.
Ils avaient quitté Naples pour venir à la recher-
che de leur prince qui les avait prévenus de sa
fuite à Ischia.
Rocaromana n'avait réussi à s'échapper de
Naples que frois jours après Murât. Le drapeau
du roi Ferdinand flottant à Ischia , il lui avait
paru impossible que Murât eût pu y rester caché
tout ce temps. 11 balançait donc à débarquer dans
celte île , ne sachant comment découvrir si son
prince y était encore , ou s'il avait continué son
voyage. Dans cet embarras extrême , Rocaro-
mana inquiet regardait sur le rivage à l'aide
d'une lunette , lorsqu'il aperçut ceux qu'il cher-
chait. Le reste du voyage se passa sans accident j
et l'on débarqua sur les côtes de France , à Can-
nes , dans la nuit du 27 au 28 mai.
Murât écrivit aussitôt à Fouché pour le charger
de prévenir Buonaparle qu'il était dans l'ilnten-
tion de venir à Paris. Mais celui-ci , pour toute
réponse, demanda si depuis 18 i4 il avait é lé conclu
un traité de paix entre Naples et la France ?
Fouché s'empressa de faire savoir à Murât qu'il
était prudent à lui de rester où il était. En con-
(58)
séquence , celui-ci , après quelques jours de rési-
dence à Toulon , se retira dans une maison de
çampcigne sur la route de Lyon, De là il fit quel-
ques démarches pour obtenir un asile en Angle-
terre.
Sur ces entrefaites arriva la bataille de Wa-
terloo. Murât, se trouvant sur un terrain volca-
nique , fut plus que jamais ardent dans son
désir de quitter la France. La mort affreuse du
maréchal Brune acheva de lui faire perdre la
tête. 11 voulait se rendre incognito au Havre , et
réclamer de là la protection des puissances étran-
gères. Dans cette vue il fréta un vaisseau à
Toulon. Le duc de Piocaromana et le colonel
B.... descendirent à bord avec tout le bagage du
ci-devant roi , et envoyèrent un bateau dans un
endroit écarté de la baie de Toulon , où Murî^t
devait se tenir prêt. Par un malentendu le bateau
se trompa sur le Jieu du rendez-vous : ceux qui le
montaient , après avoir vainement cherché , re-
tournèrent consternés au vaisseau pour demander
<le nouveaux renseignemens , et se faire aider de
gens qui connussent mieux la CÔte.«Jl en r^ésult-a
une perte de temps considérable ; et les gens du
inavire étaient encore incertains sur ce qu'ils
avaient .à. faire , lorsqu'ils ^e virent entourés, de
(sg)
bateaux. Les gens qui étalent dedans sautèrent à
bord, et visitèrent tous les coins du vaisseau.
Ne trou vaut pas ce qu'ils clierchaient 5 ils forcèrent
le capitaine de mettre à la voile.
Cependant Murât s'était rendu au rendez-vous
au milieu de la nuit ; il attendait dans la plus vive
anisiété le bateau qui devait l'éloigner de la France.
A chaque instant il montait sur la pointe dès
rochers dans l'espoir d'apercevoir ses libéra-
teurs. Enfin le jour parut ; et , ô désastre ! il voit
le vaisseau déjà bien loin de la cote. Ses amis
cependant étaient restés aussi long-temps que
possible près du rivage , dans l'espoir qu'il par-
viendrait peut-être à les apercevoir, et viendrait à
eux dans quelque bateau pêcheur :mais chaque
minute augmentait la distance qui les séparait.
Cependant le vaisseau n'était pas entièrement au
large ; et Murât, ayant enfin trouvé une nacelle ,
quittait la côte , lorsqu'une brise vint à s'élever,
et mit un dernier obstacle à ce que Murât rejoi-
gnît ses amis.
Heureusement pour lui qu'il ne retourna pas
dans l'asile qui lui avait servi de refuge. Sa
retraite venait d'être découverte ; le peuple s'y
était porté en foule , et Murât n'eut pas sans
cloute été épargné j si on Tavait trouvé.
(6o)
II porta ses pas à l'aventure , évitant soigneu-
sement les habitations un peu considérables où il
aurait été sûr de ne rencontrer que des ennemis.
Pendant plusieurs jours, il erra à travers les bois
et les vignes , sans prendre presque aucune nour-
riture, et sans avoir d'abri pour passer les nuits.
A la fin , forcé par le besoin et la lassitude , il se
hasarda à entrer dans une ferme dans l'espoir de
ne pas être reconnu.
Muraî. n'y trouva qu'une vieille femme. Il
s'annonça comme un officier de la garnison de
Toulon qui s'était égaré dans une longue pro-
menade , et demanda à manger. La bonne vieille
l'assura qu'il était le bienvenu , et qu'elle allait
lui faire faire aussi bonne chère que le permet-
taient les provisions de son maître. Ces mots de
maître n'alarmèrent pas peu Murât , qui de^
manda aussitôt quel était son nom , et s'il devait
bientôt rentrer. La vieille lui dit qu'il était sorti
seulement pour faire un tour de promenade ,
et qu'il ne tarderait pas à être de retour. Pendant
cette conversation, l'omelette s'apprêtait. Murât
se mit à table , et peu d'instans après le maître du
logis arriva. Il salua affectueusement son hôte ,
donna ordre d'apprêter une seconde omelette ,
et se mit sans façon à table à côté de Murât,
(6i )
qui , mourant de faim , avait déjà fait disparaître
une grande partie du premier plat. Il flissitnulait
autant qu'il lui était possible le malaise que lui
faisait éprouver la crainte d'être reconnu. Le
maître de la maison ne l'avait jamais vu ; mais
il avait entendu dire qu'il rôdait dans le voi-
sinage ; et la ressemblance du personnage qu'il
avait devant les yeux avec un portrait du ci-
devant roi qu'il avait vu à Paris dans la salle des
maréchaux , lui fit soupçonner la vérité. Il offrit
au fugitif de le garder pendant quelques jours.
L'inquiétude empêcha Mural de rester long-temps
dans cet asile j il se réfugia dans une autre mai-
son de campagne. On continuait toujours à le
chercher. Le 1 3 août un parti de soixante hommes
arriva dans le lieu où il était caché. C'était une
maison placée sur une éiiiinence : il était impos-
sible (.Ven approcher sans être découvert. Cepen-
dant, h la faveur de l'obscurité de la nuit, ils
auraient surpris Murât, s'ils ne se fussent aidés
d'une lanterne. Murât les ayant vus de loin eut
le temps de se sauver dans les vignes j et cette
fois encore il évita le sort qui l'attendait.
On juge dans quelle angoisse il était sans cesse.
Il ne recevait aucune réponse aux lettres qu'il
avait écrites. Le danger augmentait pour lui à
(60
toute heure. Dans celle situation désespérée , où.
fuir, où se cacher? Il n'avait aucun moyen d'en-
treprendre un long voyage. L'île de Corse se pré-
senta à sa pensée comme l'unique refuge qui
lui restait; d'ailleurs le caractère de ses habitaiis
pouvait lui présenter quelque chance favorable.
Le 22 aoùtjMiirat sXiinbarquadansun petit ba-
teau avec trois autres fugitifs. Le 24 , ils furent as-
saillis par une violente teini)Gte: et ce ne futqu'avec
des peines infinies , et eu vidant avec leur cha-
peau l'eau qui remplissait leur fréle nacelle ,
qu'ils ])arvinrent à l'enjpôcher desubmerger. Vers
l'après-midi, ils aperçurent à une petite distance
un navire qui venait à leur rencontre. Ils s'en
approchèrent dans l'espoir d'en obtenir quelques
secours , et d'être pris à bord. C'était un vaisseau
Chargé de vin, qui allait à Toulon. Mural proposa
au capitaine de le conduire à Bastia , en luioffrant
une somme considérable. Mais celui-ci, n'augu-
rant rien de bon de ces quatre hommes armés
qui lui paraissaient de vrais bandits , s'apprêtait
à les couler bas. Ils n'échappèrent à ce nouveau
danger qu'en virant de bord avec la plus grande
promptitude. Le jour suivant, nos aventuriers
rencontrèrent le ])aquebot qui va régulièrement
de Toulon à Bastia. Sans cette rencontre , ils
(65)
étaient perdus sans ressource ; car à peine étaient-
ils à bord du paquebot que leur bateau s'abîma.
Ils trouvèi'ent sur ce paquebot plusieurs per*
sonnes de leur connaissance, entr autres, deux
fameux acteurs de l'époque des cent jours , qui
prudemment quillaient la France. Ils arrivèrent
à Basiia. Murât n'y resta qu'un jour ; il se réfu-
gia avec ses trois compagnons à Viscovato, vil-
lage situé dans une for te position, à cinq lieues au
«ud de Bastia.
La situation politique de l'île de Corse avait
quelque chose d'extraordinaire à cette époque.
Les garnisons de Caivi , de Basiia et d'Ajaccio ne
montaient pas toutes ensemble à mille honunes.
Les habitans étaient divisés en trois factions , les
bourbonnistes , les anglicans et les buonaparlis-
tesj chaqueparti était sur le qui vive. Le drapeau
blanc flottait cependant sur les forts et sur
le clocher des églises de toutes les parties de l'île.
Le commandant de Bastia fit sommer Murât
de quitter la Corse : sur bon refus , il fut déclaré
ennemi de la France, et perturbateur de la paix
publique. Un corps de quelques centaines d'hom-
mes se présenta devant le village de Yiscovato ;
mais MuraL avait déjà rassemblé autour de lui
tous les bandits , tous les gens sans aveu dont
(64)
fourmillait cette île j et le commandant crut devoir
temporiser pour ne pas faire couler le sang inuti-
lement et compromettre la tranquillité encore
mal affermie. Murât, peu rassuré sur l'avenir,
quittabientôt son repaire, ets'enfuità Ajaccioavec
sa digne troupe. Les autorités constituées se re-
tirèrent à son approche. La canaille l'accueillit
avec transport- mais les honnêtes gens, ceux qui
avaient quelque chose à perdre , se barricadèrent
dans leur maison.
Ajaccio allait voir revenir les temps du sans-
culotisme et de la terreur j déjà les rues retentis-
soient des affreuses vociférations des jacobins :
mais tout à coup Murât voit l'orage prêt à fon-
dre sur sa têle. Un vaisseau français paraît devant
Ajaccio : il faut fuir. Le 28 septembre, il ramasse
les plus dé terminés de ceux qui l'entourent, et avec
eux s'empare de cinq bàtimens qui sont dans le
port. Des armes et les munitions sur lesquelles ils
parviennent à mettre la main deviennent la proie
de ces désespérés ; et ils mettent à la voile au
nombre de deux ccnt-cinqucmte au milieu de la
nuit. Une tempête qui s'élève le jour suivant dis-
perse cette flotille. L'intention de Murât était de
débarquer à Salerne , à trente milles de Naples. Il
comptait , à ce qu'il paraît , sur des intelligences
( 65)
j)armi les troupes qu'on y réorganisait. Lorsque
la tempéle fut apaisée il se trouva à l'entrée du
golfe de Sainte-Eupliémie , et tout-à-fait séparé
du reste de sa flotille. Il se décida à débarquer
immédiatement dans le voisinage dePizzo, au lieu
do retourner vers Salerne à la recherche de ses
compagnons. Sa felouque était montée de trente
et un hommes , non compris les matelots : ils dé-
barquèrent à un demi-mille de Pizzo. Des soldats
gardes- côtes, se trouvaient sur la plage , quel-
ques uns d'entre eux qui reconnurent Murât se
joignirent à lui sans trop savoir ce qu'ils faisaient.
11 s'avance avec sa troupe vers la ville de Pizzo:
arrivé sur la place du marché , il se met à haran-
guer la populace dont il est bientôt entouré. Le
cri de vipa il rè se fait entendre ; quelques habi-
tans s'apprêtent à le suivre j la pkis grande partie
montre de l'hésitation. Murât ne croit pas devoir
rester plus long-temps dans cet endroit : après
s'être emparé de gré ou de force d'un nombre
suffisant de chevaux , il marche droit à Monte-r
leone.
Il est nécessaire d'observer que la plus grande
partie de la ville de Pizzo et de ses environs ap-
partient an duc de l'infantado , grand d'Es-
pagne ; ce qui donne à son intendant , qui réside
3 ' 5
(66 )
dans ces propriétés , une grande influence sur les
habitans. Murât n'eut pas plutôt quitté la ville
que cet agent harangua à son tour le peuple sur
la place du marché. Il n'eut pas de peine à lui
faire comprendre les suites funestes du débar-
quement de cet houiine , qui n'était plus qu'un
aventurier. Aussitôt les hommes courent aux
armes. Pendant ce temps-là Murât se hâtait d'at-
teuidre Monteleone. Il n'était pas encore à moitié
chemin qu'il rencontra un commandant de gen-
darmerie , nommé Trentacapelli , qui allait de
Monleleone à Pizzo. Murât l'invite à se joindre à
lui : mais ce brave homme lui répond que son
véritable souverain estceluidont l'étendard flotte
sur le château qu'il lui montre de loin ; et ,
piquant des deux , il arrive à Pizzo , trouve le
peuple déjà en mouvement par suite des exhor-
tations de l'intendant du duc de l'Infantado ,
rassemble sans délai un détachement nombreux,
et se met aussitôt à la poursuite de Murât qui
marchait toujours vers la ville de Monteleone.
Il eut bientôt aperçu Murât et sa troupe ; et
ceux-ci auraient pu , en accélérant leur marche ,
arriver long- temps avant lui à Monleleone : mais
leur heure avait sonné , et Murât se mit en tête
que les gens qu'il voyait encore bien loin , de la
(67 )
hauteur où il se trouvait , venaient se joindre à
3ui : il suspendit sa marche pour attendre ce pré-
tendu renfort. A l'approclie de ceux qu'il croit
être des partisans, Murât s'avance vers eux de
quelques pas , et sa troupe se met à crier piça il
rè Gioachino ! mais, à leur grandesurprise, on leur
répondit par une décharge de mousqueterie., r ..r
Un combat s'engagea immédiatement. Murât
etles siens se défendirent en désespérés : plusieurs
perdirentla vie -, un plus grand nombre fut blessé.
Le reste, au nombre de douze, parmi lesquels se
trouvaient le ci-devant roi et le colonel Francis-
chetti , se fit jour à travers la troupe ennemie j et
chercha à regagner le bord de la mer.
Peut-être Murât serait-il parvenu à se sauver,
si sa felouque était restée près du rivage. Mais le
capitaine Barbara, qui la commandait, ayant en-
tendu la fusillade , avait gagné aussitôt le large ,
abandonnant Murât à sa destinée. Dans ce mo-
ment décisif le ci-devant roi s'élança dans l'eau j
Francischetti et les autres le suivirent : ils ga-
gnèrent un bateau pêcheur j mais il était amarré.
Ne pouvant le mettre à flot, ils l'abandonnèrent
pour un autre qui se trouvait un peu plus éloigné.
Pendant ce tempsla plagese couvre d'ennemis. Mu-
rat ne peut dégager la corde qui retient \e bateau,
5.
I
( 68 )
Le pêcheur an qnel il appartient s'empare de cette
corde, et attire le canot vers le rivage. Un autre
pécheur s'avance dans l'eau , et sautant dans le
bateau cherche à saisir Murât qui , ramassant
toutes ses forces , lui assène un grand coup de
poing sur latéte, et le précipite dans Limer. Mais
le bateau est bientôt entouré: toute résistance est
vaine, Murât ctles siens sont forcés de se rendre.
La nouvelle de cet événement fut aussitôt trans-
mise à rSaples parle télégraphe. Le commandant
militaire reçut en réponse l'ordre d'assembler une
cour martiale pour juger ces aventuriers. Murât
eiitendit sa sentence avec cnlme ; il déclara qu'il
mourait dans la religion catholique, apostolique
et romaine , et voulut être assisté d'un prêtre
dans ses derniers momens (i).
(i) Ceux qui avaient pardonné à Murât le massacre de
Madrid et l'horrible événement de "Vincennes, n'ont point
excusé en lui cette action qu'ils appellent wi moment de
faiblesse.
I
LETTRE IV,
Sur VEtat de la Pi^esse en France.
Paris , 5 février 1817.
A M. D.
M.
ONSIEUR
Vous me témoignez le désir de connaîlre qu^
est l'état de la presse en France, c'est-à-dire, de
quelle liberté y jouissent les écrivains, il semble
que, pour répondre avec clarté, il suffirait de vous
envoyer l'analise de notre législation à cet égaid;
mais nous n'en avons pas, et aucun usage n'y
supplée , parce qu'il n'y a pas d'usages établis sur
rien dans un pays qui a renoncé à sa propre ex-
périence pour se jeter dans les systèmes. D'nil'-
leurs la connaissance de la législation sur un objet
quelconque , n'est rien sans la corniaissance des
mœurs de la nation pour laquelle cette législation
( 70)
a été faite. Il faut donc nous mettre au fait des
mœurs de la classe des écrivains en France.
Il serait impossible de trouver l'expression
Typinion publique dans aucun des historiens fran-
çais qui ont précédé le régne de Louis XIII : jus-
qu'à cette époque, notre littérature n'était pas
formée; personne n'écrivait sur l'administration ,
parce qu'alors on administrait fort peu , et la po-
litique était une science qu'on tenait cachée aux
yeux du vulgaire. Le ministre de ce roi, notre
fameux cardinal de Richelieu , ayant formé le
projet d'attaquer les privilèges et l'indépendance
de la noblesse, flatta les passions du tiers-état,
et fit tout ce qui dépendait de lui pour l'élever.
Il supposa que la nation française, dans sa géné-
ralité, avait une opinion sur les affaires de l'état,
et s'appuya de cette opinion pour tout faire flé-
chir sous sa propre volonté. Il y avait dans cette
conception quelque chose de réel ; car la nation
française avait besoin d'uTiion , de repos et d'en-
semble dans ses opérations : toutes choses qui
n'existaient pas depuis la mort de Henri lY, non
par la faute des institutions , mais par la faiblesse
du gouver/iement.
Soit par zèle pour les progrès des lettres , que le
cardinal de Richelieu aimait , quoiqu'il fut entière-
(71 )
ment dépourvu de goût, soit par calcul et pour
former une espèce de tribunal visible de cette opi-
nion publique qu'invoquait souvent ce minisire, il
réunit en corporation les écrivains qui avaient
de la réputation dans ce temps, et fonda l'Acadé-
mie française. En les réunissant, il les paya:
action fort simple en apparence, mais qui eut
des conséquences graves ; puisque nos hommes
de lettres en conclurent qu'ils devaient vivre du
gouvernement , et que des pensions accordées
par la cour valaient mieux que le produit qu'ils
pouvaient tirer de leurs talens et de l'indé-
pendance.
La législation fut conforme à ces idées. Nos
lois ne protégeaient point la propriété littéraire:
les auteurs dramatiques étaient sous la domina-
tion des comédiens et à leur merci; les autres
écrivains étaient sous le joug des libraires. JNotre
nation, toute chevaleresque, aimant les plaisirs
que procurent les ittlres, regardait cependant
comme une honte qu'on vécût de sa plume; dés
qu'on faisait un métier de l'art d'écrire, on per-
dait de sa considération personnelle, quelques
grands que fussent les talens et l'éclat du succès.
C'est ce qui expUque pourquoi les chefs-cl'œuvres
de notre litlcratare,pcndantle siècle de LouisXrVj
(72 )
n'ont rien produit à leurs auteurs. Ainsi la lé-
gislation, les mœurs, les préjuges, s'accordaient
pour ne leur laisser voir en perspective, contre
le besoin , que les bienf;iils du gouvernement.
11 ne faut'donc pas s'étonner s'ils furent flat-
teurs du pouvoir , et soumis à ses insinuations.
La conservation des doctrines en rapport avec
la forme et l'esprit du gouvernement se trouvait
alors confiée à des corps religieux, qui blâmaient
publiquement les auteurs dés qu'ils s'écartaient
des principes sur lesquels reposait la 'sûreté de
l'état. Nos grands corps de magistrats, auxquels
appartenait la police, même celle des opinions,
punissaient les écarts des écrivains ; et quoiqu'il
n'y eût pas de lois positives contre les délits de
la presse, comme il ne manque dans aucun pays
civilisé de lois pour punir ce qui est considéré
comme nuisible à l'ordre établi , justice était faite
contre les auteurs criminels, de la même manière
que contre les autres criininels qui n'étaient pas
auteurs. Ainsi on peut dire que les corps reli-
gieux avertissaient, et que les parlemens punis-
saient.
Si l'on veut considérer avec attention l'histoire
du monde entier, on verra partout une sépara-
lion entre le poiwoir spirituel et le pouvoir ma-
(73)
tériel. Gouverner les corps et gouverner les
esprits ont presque toujours été deux choses dis-
tincles; et il ne serait pas difficile de prouver que
les peuples ont été plus agités encore par les
prétentions de ceux qui voulaient diriger les es-
prits , que par ceux qui bornaient leurs préten-
tions à asservir les individus. Celte idée est fertile
en aperçus, et je vous les livre, ^j opinion pu-
blique, admise aujourd'hui comme le principal
ressort des gouvernemens représentatifs , n'est, à
mes yeux , que le triomphe de l'esprit sur la force.
Sous ce rapport, on ne comprendra jamais que
la liberté de la presse puisse être mise en pro-
blème dans les pays où les intérêts de l'état se
discutent au sein d'assemblées qui délibèrent pu-
bliquement : c'est un contre-sens épouvantable.
Ce contre-sens, nous venons de le faire de nou-
veau; car, en France, nous semblons ne mettre
d'intérêt à poser un principe que pour avoir le
plctisir de le violer dans toutes ses conséquences.
Tia direction des esprits peut appartenir quel-
quefois aux passions , jamais à l'ignorance; et lors-
qu'on blâme aujourd'hui les ordres monastiques
qui s'étaient empjirés de cette direction , c'est
absolument comme si on leur reprochait d'avoir
eu plus d'habileté , plus d'instruction acquise que
(74)
le reste de leurs contemporains. S'il n'y avait eu
qu'un ordre monastique en Europe, je crois qu'il
aurait été impossible de lui enlever ce que j'ap-
pelle le pouvoir spirituel; mais dès qu'il y eut
beaucoup d'ordres monastiques, la rivalité se mit
entre eux : ils se disputèrent ce pouvoir , le plus
grand de tous, et celui qui doit le plus flatter les
imaginations nobles. Est-il rien en effet de plus
séduisant que l'idée d'obtenir de l'ascendant sur
son siècle par la seule puissance de son esprit?
et, lorsque vous écrivez, avez-vous un autre
but? Honneur aux écrivains qui, dans les ques-
tions d'intérêt public, s'oublient pour ne penser
qu'au bonheur de tous !
Les jésuites, en France , se trouvaient paisibles
possesseurs du droit de diriger les esprits , lors-
que les jansénistes les attaquèrent pour leur en-
lever ce beau privilège. Tel était le Fond de la
querelle entre eux ; les disputes théologiques
n'en étaient que le mode. Les jésuites prêchaient
une morale relâchée, afin de s'attacher le plus
grand nombre. Pour frapper les esprits et faire
coiitraste, les jansénistes prêchaient une morale
triste et sévère; mais soyez persuadé que s'ils
avaient trouvé les jésuites en possession de do-
miner les esprits avec une morale sévère, ils au-
(75)
raient cherché à mettre en vogue des doctrines
relâcliées. JN'est-ce pas ainsi que cehi se passe de
nos jours dans les assemblées délibérantes, où
les partis opposés ne voient dans les doctrines
contraires qu'un moyen de s'emparer de la direc-
tion des affaires?
Ici se présente un singulier résultat de la créa-
tion de l'Académie française : résultat que n'a-
vait certainement pas prévu le cardinal de Riche-
lieu, le plus despote des hommes par principes
et par caractère.
Tandis que les jésuites et les jansénistes se dis-
putaient le privilège de diriger les esprits, les
hommes de lettres qui dominaient l'Académie
française formèrent une association sous le nom
de philosophes. Servant tour à tour les deux par-
tis pour animer la querelle, et se moquant d'eux
alternativement pour les livrer à un égal ridicule,
ils les renversèrent et se mirent à leur place.
ce JNous avons chassé les renards, écrivait confi-
demment M. de Voltaire à ses disciples; mainte-
nant il faut faire la chasse aux loups. » Les re-
nards étaient les jésuites , les loups étaient les
jansénistes. Et quoique M. de Voltaire vît dans
les uns et dans les autres des ennemis de la su-
prématie qu'il voulait prendre sur les esprits , à
C 76 )
la différence des noms qu'il leur donne, il est
aisé de s'apercevoir qu'il conservait toujours un
tendre souvenir des jésuites , chez lesquels il
avait été élevé, et dont les manières aimables et
spirituelles lui plaisaient autant qu'il haïssait la
rudesse et le rigorisme des jansénistes.
Les premiers chassés , les seconds abattus , les
hommes de lettres en France et tous ceux qu'ils
avaient admis dans leur confrérie de philosophes
dominèrent la nation , la cour et même une grande
partie de l'Europe. Comme ils avaient eu besoin:
de mettre en avant de nouvelles doctrines pour
éveiller les esprits , ils voulurent en développer
toutes les conséquences pour assurer à jamais
leur pouvoir. Les conséquences rigoureuses de
ces doctrines nous ont conduits, en 1795, au
gouvernement de la populace ; et les excès de
lu populace ont préparé l'usurpation de Buona-
parte. Ainsi s'est rétabli de nouveau . et de deux
manières différentes l'empire de la force sur
l'ascendant de l'esprit. Tel est le cercle dans
lequel tourne l'humanité ; et s'il est un moyen
de donner un organe légal à l'opinion publique ,
afin d'assurer son triomphe , ce ne peut élre que
par l'adoption franche et entière du gouverne-
ment représentatif. Vous savez que nous appelons
(77 )
ainsi en Trance le gouvernement établi depuis
ïong-temps en Angleterre.
Ce que la cour avait accordé comme des bien-
faits aux hommes de lettres, sous le cardinal de
Hichelieu et sous Louis XIV , fut exigé impé-
rieusement par nos hommes de lettres lorsqu'ils
se virent doniinans vers la fin du règne de Louis
XV. Toujours demandant , toujours se plaignant ,
et menaçant toujours , il est impossible de dire
ce qu'on prodigua pour eux , et s'ils montrèrent
plus de cupidité encore que d'ambition. On créa
pour eux des charges de secrétaire des corps mi-
litaires avec des appointemens considérables; on
multiplia les places dans tous les établissemens
consacrés aux lettres , aux sciences , aux arts ; on
les logea dans le Louvre , le plus beau des palais
de nos rois ; et comme il était passé en usage que
tout écrivain devait être payé par le gouverne-
ment, plus on en payait, plus le nombre s'en
angmentait. Ils étaient insolens et factieux; jiiais
aucun n'était indépendant , sauf J. J. Rousseau
qui , n'étant pas né en France , mettait quelque
prix à la liberté : aussi est-il des littérateurs de ce
temps le seul qui ait été vraiment populaire.
Buonaparte qui voulait tout conduire , a voit
un moyen qu'il appliquait à tout ; c'était d'enre-
(78)
gimenter les hommes. 11 eiirégimenla les hommes
de lettres , les savuns et les artistes , leur donna
un unifornie , une épée , quelque chose de lidi-
cule;el ce régiment s'appela l'Institut. Mécontens
d'être tenus dans la soumission , mais lâches et
toujours prêts à se ranger du côté du vainqueur,
]es membres de l'institut ne savaient s'ils devaient
se regarder comme un des corps de l'état , ou
comme une simple association de littérateurs ; car
les hommes du gouvernement étrangers à la litté-
rature et aux sciences y étaient plus nombreux
que les hommes de lettres ; et les hommes de
lettres et les savans qui avaient quelque mérite
étaient faits par Buonaparte hommes du gouver-
nement. Cette étrange combinaison n'est pas une
des moins habiles de cet honime, qui connaissait
parfaitement les vices de son siècle , qui ne vou-
lait de liberté que pour lui , et qui était plus jaloux
encore de dominer les esprits que les coips.
S'il était résulté de la fondation de l'Académie
française , par le cardinal de Richelieu , l'idée
générale que tout écrivain en France doit vivre
des bienfaits du gouvernement, il résulta de l'é-
tablissement de l'Institut par Buonaparte , l'idée
dominante aujourd'hui qu'il ne faut pas voir dans
ia culture des lettres , des sciences , des arts , un
(79)
but , mais un moyen d'obtenir des places • et
comme on ne fait des livres , des comédies , des
tragédies , des articles de journaux que pour ob-
tenir des emplois , quand on en a obtenu , on ne fait
plus rien , à moins que ce ne soit un emploi qui
exige qu'on écrive selon l'opinion de ceux qui
paient. Et qui est-ce qui paie? autrefois , c'était
le roi. Selon nos idées , toute faveur du roi
est honorable ; les dieux et les souverains sont
les seuls auxquels il semble qu'on puisse con-
fier sa misère sans rougir. Rien aussi n'est plus
noble et plus décent que les lettres écrites par
Colbert aux hommes de mérite de son temps
pour leur annoncer les grâces que Louis XIY
leur accordait. Buonaparte , qui tendait tou-
jours à tout dégrader , chargea la police du
traitement pécuniaire fait aux hommes de lettres.
L'habitude s'est formée, et reste; du sa<;rifice de
l'indépendance on est passé à l'oubli des con-
venancc^Sj ce qui est dans l'ordre naturel des
choses ', mais l'argent dédommage de tout , alors
même qu'il n'engage à rien , pas même à la re-
connaissance. La postérité connaît les pensions
accordées par Louis XIY aux hommes de lettres •
la police est plus mystérieuse , et la plupart de
ses hommes de lettres ne sont pas même connus
dans la littérature.
( ^^o )
Maintenant que. vous savez comment se sont
formées les mœurs particulières à la classe des
écrivains , que vous connaissez leurs habitudes ,
leurs prétentions , que vous pouvez apprécier
toutes les manières qu'ils ont d'obtenir , d'arra-
cher de l'argent du gouvernement, vous pourrez
comparer ce qui existe en Angleterre et ce qui
existe en France; alors vous comprendrez aisé-
ment les détails qu'il me reste à vous donner
sur l'état de la presse dans ce pays , en quoi il
diffère de vos libertés , et ce qui pourra s'opposer
à ce que cet état s'améliore. Mais il est une
autre observation que je dois vous . présenter ,
parce qu'elle n'est pas sans importance dans le
sujet qui nous occupe.
En Angleterre, le gouvernement ne s'étant pas
chargé de faire vivre les hommes de lettres , les
savans et les artistes , la partie riche et éclairée
de votre nation ne s'est pas crue dégagée de tous
soins à leur égard. Par la raison contraire, la
nation française qui passe pour aimer les let très, les
arts et les sciences, ne fait rien pour ceux qui les
cultivent : elle est accoutumée à s'en reposer sur le
gouvernement. Chez vous un homme de lettresqui
a du talent et delà réputation peut proposer un
ouvrage par souscription ; elle est remplie : et
plusieurs Français pendant l'émigration ont été
(8, )
traités à cet égard avec la môme bienveillance
rjue vous accordez à vus coinpalrioles. 8i un de
vos écrivains politiques prend parti pour ou
contre le ministère ou l'opposition , qu'il soit
fidèle à la cause qu'il a embrassée , qu'on sente
la conviction dans ses écrits , il est sur de ne pas
être abandonné. Cela n'existe point en France :
les opinions y sont si variables , qu'on n'i-ittaclie
de prix qu'à l'opinion du jour. L'écrivain qui
jouit de la faveur publique , s'il éprouvait un
malheur, serait blâmé, et s'il était réduit à indiquer,
par lasouscripfion d'un de ses ouvrages, un moyen
honnête de venir à son secours , non -seulement
il ne réussirait pas , mais j'alilrme que l'on com-
mencerait aussitôt à douter de son talent. Les
opinions ne sont pas a:^sez consolidées pour être
devenues un lien de fraternité, et l'intérêt de la li-
berté publique n'y élève jamais les esprits au-d essus
des petites convenances de la société. Votre na-
tion sait qu'elle est chargée de solder tous les
genres de service et de mérite; nous ne le savons
pas parce que toutes nos habitudes nous ont em-
pêché de l'apprendi e. Il y a donc moins d'indé-
pendance dans nos esprits , et par conséquent pli^s
de facilité de la part du gouvernement à obtenir
les restrictions qu'il demande contre le dévclop-
2 6
(8.)
pement et l'exercice des facullés intellectuelles ,
le plus bel apanage de l'homme , et le seul qui
puisse lu! ter avec succès contre la force, en faveur
de la liberté.
Si vous êtes convaincu que la liberté publique
n'est jamais garantie suffisamment par les lois
quand elle ne l'est point parles mœurs, vous senti-
rez que rien n'est plus exposé en France que l'état
présent et futur de la liberté de la presse , puis-
que les mœurs de nos écriv^ains sont serviles ,
et que nos hommes politiques ne trouvent jamais
dans le passé la mesure des saciifices qu'on leur
demande au nom de la sûreté générale. Toujours
dominés par les anciennes habitudes , ils donnent
tout au nom du pouvoir royal , ])arce qu'autrefois
le pouvoir royal ne nous avait rien laissé. Cer-
tainement , chez une nation qui depuis long-
temps serait accoutumée à délibérer sur ses in-
térêts , à défendre ses libertés , et qui n'aurait
pas vu naître et mourir subitement une vingtaine
de constitutions, un ministre n'oserait pas dire en
public : « Vous n'êtes pas assez sages pour jouir
(( des libertés que vous accordent les lois fon-
ce danjentales de l'état : moi seul je suis sage,
a Mettez donc à ma disposition la liberté de
,(c chaque individu, et vous verrez que j'en ferai
(85;
<i un bien meilleuï" usage que chacun n'en ferait
(( pour lui-même. Mettez encore à ma disposition
i(. la liberté de la presse ; que tout le monde se
(( taise , qu'on me laisse parler seul j et vous serez
« convaincus que j'ai bien plus de raison que vous
« n'en avez à vous tous ». Dans tous pays où on
peut tenir un semblable <liscours, on est sûr de
réussir ; car si les mœurs ne se prêtaient pas à en-
tendre sans rire une si étrange proposition , un
fou même ne se chargerait pas de la faire. Dès
qu'on l'ose, le plus grand obstacle à la réussite est
déjà surmonté. C'est ce que nous avons vu depuis
vingt-sept ans ; c'est ce que nous venons de voir
tout nouvellement encore , et qui a réussi entre
ceux qui avaient le droit de traiter la question.
En dehors des chambres, je ne crois pas que l'o-
pinion dominante soit la même sur ce sujet d'une
aussi haute importance. Tant que nous n'aurons
pas de liberté régulière et légale , nous aurons de
ia liberté par caprice et par explosion : de toutes
les manières d'en avoir, c'est la plus mauvaise.
Nos politiques ressemblent beaticoup à des artil-
leurs qui, après avoir mis de la poudre dans un
canon , diraient qu'ils n'y mettent ensuite de la
mitraille et de la bourre que pour empccherla
poudre de s'enflammer. Mais ce n'est point par la
6.
\
( 84 )
bouclie d'un canon qu'on y met le feu. La liberté
de la presse est un article de notie constitution :
on la bourre avec des lois de ciiconstances pour
empêcher, dit-on, qu'elle n'enflamme les esprits.
Il restera cependant assez de jour pour que le
feu se communique; et la détonation sera d'autant
plus violente que la contrainte aura été plus ri-
goureuse.
Au premier retour du roi , on fit une loi contre
la liberté de la presse, c'est-à-dire contre les
journaux et les livres qui auraient moins de vingt
feuilles d'impression. Cette loi fut faite d'accord
avec les deux chambres. Les journaux, sous la
main de l'autorité, ne purent pas la défendre:
on aurait pu croire que les restrictions n'avaient
été calculées que pour que le roi et ses ministres
ne pussent rien savoir des conspirations qui se
tramaient pour ramener Buonapaite ou la répu-
blique; car on travaillait dans les deux sens. Les
lois de restriction sont fatales en cela qu'elles
découragent les honnêtes gens, à qui il en coûte
toujours moins pour suivre la loi que pour l'élu-
der, n)ême quand ils la jugent mauvaise; tandis
que les têtes ardentes retournent les combinai-
sons de la loi de tant de manières, qu'ils finissent
par l'éluder. Les honnêleâ gens n'eurent pas h
/
(85)
temps de faire des ouvrages de circonstance an-
dessus de vingt feuilles d'impression ; les jacobins
firent des volumes de vingt et une feuilles : ils en
auraient fait de cinquante pour se metlre au-
dessus de la loi. Ainsi ils devinrent maîtres du
champ de bataille, même avant le combat. Cotte
élrange conibinai.'^on légale, qui montre à jour
toute la futilité d'esprit de ceux qui l'avaient
conçue, ne fut donc favorable qu'aux factieux.
Gela devait être, et sera toujours ainsi.
Au second retour du roi, on supposa malr.droi-
tement que la loi de restriction n'avait pas été
faite dans l'intérêt général de la société, mais dans
lintérét particulier du roi; car le roi tout seul
réforma en partie ce qui avait été fait et n'avait
pu être fait que d'accord avec les chambres.
Son oj'donnance laissa les journaux à l'arbitraire
de la police ; et les livres , quel que fût leur vo-
lume, furent exemptés de toute censure minis-
t< rielle, pourvu qu'ils ne fussent pas périodiques.
La loi est si fausse dans ses conséquences , qu'elle
voit du danger dans la circulation d'un livre qui
ne paraît que tous les mois; tandis qu'elle ne
présume pas le danger dans la publication du
même livre qui paraîtrait douze fois par an, mais
sans que les époques en fussent déterminées d'à-
(86)
\ ance , parce qu'alors il ne serait pas périodique.
Vous allez croire que nous sommes fous de nous
prt venir ainsi contre un livre, parce qu'il est an-
noncé dès le premier janvier pour l'année en-
tière , que le nom des auteurs est connu , et qu'ils
ont pris des engagemens avec le public ; tandis
c[ue nous sommes sans préventions légales contre
tous autre.; ouvrages qu'on voudra publier im-
promptu. Détrompez-vous, rien n'est plus sage;
et croj^ez toujours cjue quand des ministres pro-
posent des lois, ils ont tout arrangé pour ne pas
être gênés. Ceui est dans leur position ; c'est aux
chambres à examiner si la nation restera aussi
libre que les ministres. Dès que les journaux sont
tous dans la m.ain de la police, elle est maîLresse
d'empêcher cju'ils n'annoncent les ouvrages qu'elle
ne veut pas qui se répandent ; elle peut faire atta-
quer les auteurs de ces ouvrages, essayer de les
livrer à la risée des sots , et nuire à leur débit par
d'autres moyens qui sont à sa disposition ; de
telle sorte qu'un ouvrage imprimé peut être aussi
inconnu que s'il était resté manuscrit dans le
portefeuille de l'auteur. Au contraire, un livre
qui paraîtrait à époque iixe, qui aurait des sous-
cripteurs, se propagerait en dépit des journaux,
et aurait un succès éclatant s'il était feit avec
( «7 )
talent et dans de bons principes. Un livre pério-
dique pourrait donc avoir plus d'ascendant sur
l'opinion publique que tous les écrits réunis des
écrivains soldés : c'est ce qu'on ne veut pasj cela
troublerait l'union du pouvoir spirituel et du pou-
voir matériel. Or, tout ce que nous avons gagné
jusqu'ici au gouvernement représentatif, c'est
que les lois assurent l'ascendant qu'on obtient
par l'esprit, à ceux qui n'en ont pas, contre ceux
qui en ont. Sous l'ancien régime, on n'aurait pas
compris une pareille combinaison ; et la direction
des esprits n'était tombée dans le partage des
ordres monastiques que parce que c'était en eux
seuls cjue toute science était alors renfermée. Il
fallait attendre le siècle dit des lumières pour
apprendre que la loi reconnaît que toute science
est le privilège d'un homme quand il est ministre.
Ne vous moquez pas de nous- plaignez-nôus :
car toute nation qui est détournée de ses an-
ciennes voies est pour long-temps à plaindre.
Ce qui avait été réglé par une ordonnance du
roi, lors de son second retour, a été confirmé
par la chambre des députés actuelle , et est main-
tenant soumis à la chambre des pairs. Si la cham-
bre des pairs l'adopte aussi , ce qui est probable (i) ,
(i) Elle a été adoptée par la chambre des pairs.
(88)
l^état de noire législation sera : liberté apparente
pour les livres , arbitraire avoué sur les journaux
et les ouvrages périodiques. Faites à présent la
part des mœurs: vous trouverez que cet état,
qui serait insupportable en Angleterre, sera, à
peine sensible en France , où la liberté politique
n'est qu'un intérêt secondaire, où chacun a son
petit intérêt particulier à faire valoir, et dont il
s'occupe exclusivement. ]Nos écrivains ne tien-
nent pas à l'indépendance, ils tiennent aux places
et à l'argent: tout s'arrange à cet égard, et ce
qui n'est pas encore arrangé s'arrangera. Comme
il n'y a poi!:t de résistance dans nos mœurs, quoi-
qu'il y ait de la chaleur dans les esprits, il n'y a
que bien rarement de la violence dans l'arbitraire.
Les minisires n'en veulent pas trop à ceux qui
les attaquent. Ceux qui sent contrariés par les
ministres, sont aussi de très-bonnes gens, qui
n'ont pas de rancune, parce qu'ils n'ont pas de
conviction. Et comment y en aurait-il dans une
nation où les doctrines sont incertaines , et flottent
entre les souvenirs du passé et les nouvelles pré-
tentions. Si nous aimions la liberté publique, ce
serait autre cliose ; les passions s'exalteraient
pour un grand intérêt : mais il n'est pas question
de cela.
Is'allez pas croire cepciidant que nous aimions
le (le spotisme : nos mœurs sont trop mobiles pour
s'y prêter; nous n'y croyons même pas. Ayant
pris, depuis vingt-sept ans, l'iiabitude de vivre
toujours dans le lendemain , ce qui est aujour-
d'hui ne fixe pas notre pensée ; c'est sur qui sera
ou pourra élre qu'elle s'arrête. Comment serait-
il possible qu'un peuple, qui change sans cesse
de constitution , de lois , qui ne vit que d'excep-
tions et dans le mouvement continuel des or-
donnances, s'attache à quelque chose? La charte
royale nous avait donné la liberté de la presse,
il était tout simple pour un Français de s'attendre
que les lois nous l'ôteraient. Une loi nous l'a olée
en efïét, il est tout simple pour un Français d'at-
tendre une circonstance qui nous la rende. J'en
dis autant de la liberté individuelle : si la consli-
tution ne nous l'avait pas assurée, vous auriez
vu de grands débats pour l'obtenir; mais comme
nous l'avions selon la constitution , les grands
débats ont été pour nous en priver. Toute la
question pour un Français se réduit toujours k
savoir combien l'autorité met de boulets et de
bourre sur la poudre qui est dans le canon , pour
empêcher qu'elle ne s'évapore, afin de n'éLre ni
surpris ni effrayé quand l'explosion se fera. A
coup sûr ce ne sont pas les honnêtes gens qui
( 90 )
mettront le feu aux poudres; mais ce n^est pas
eux non plus qui erapéclieront qu'on ne l'y mette ,
puisqu'ils ne sont plus gardiens de nos libertés.
Pour vous mettre à même d'apprécier toute la
diflérence qu'il y a entre votre nation et la nôtre ,
sur la manière de considérer l'état de la presse,
je dirai que si le ministère anglais proposait de
mettre tous les journaux à sa disposition et à sa
merci, l'Angleterre entière croirait qu'on attaque
un de ses privilèges- tandis qu'en France l'idée
générale est que, dans cette proposition, il ne
s'agit que des journalistes.
Je suis toujours votre ami,
1\
LETTPtE V,
Sur les Corporations municipales de V Angleterre
en général , et de la Corporation de Londres
en particulier.
Londres, 18 octobre 1816.
A M. D
Vjher monsieur,
Les débals qui ont ea lieu clans les dernières
assemblées de la commune de Londres , la ré-
élection du lord mai] e , et d'autres circonstances
dont vous avez été informé par les papiers pu-
blics, vous ont rendu fort curieux de connaître
la nature de nos corporations municipales en gé-
néral, et de la corporation de Londres en par-
ticulier. Tous avez bien voulu croire que mon
expérience, comme membre de ce corps, me
rendait capable de vous satisfaire. Je vais cher-
(92)
cher à répondre à vos désirs en vous iiistriiisant
de tout ce qui est à ma connaissance relativement
à ce sujet.
Permettez-iîîoi de vous fane observer qu'à
mon avis l'existence des corporations dans ce
pays est une particularité qui est loin d'être in-
différente aux intérêts généraux d'une liberté rai-
sonnable, et d'un bon gouvernement en Europe.
Vous admettez, sans doute , que l'Angleterre
pendant ces cierniers vingt-cinq ans a offert au
monde un spectacle intéressant, celui d'une na-
tion comparativement peu étendue , mais agissant
avec la plus grande énergie : d'abord , dans son
opposition sur mer , couronnée par le succès ^
contre les plans désorganisateurs du républica-
nisme, et contre l'and^ition gigantesque deBuona-
pa-rte ; ensuite dans l'assistance qu'elle a donnée au
nations subjuguées du continent pour secouer le
joug qui leur était imposé • et enfin , dans ses
efforts encore heureux contre celte grande ma-
chine élevée par la révolution et par la guerre.
Cequ'il y a de plus remarquable, c'est qu'après ce
grand déploiement de forces et de puissance, le feu
sacré de la liberté continue toujours de brûler
parmi nous avec le même éclat , et qu'il en sort
une flamme aussi ardente que par le passé. L'o-
(93)
rageuse période de la révolution a eu lieu , le ter-
rible code du droit de l'honiiiie a été promulgué
elMiiis en pratique. Presque toutes les nations de
l'Europe ont été agitées par la fièvre de l'innova-
tion politique : la Grande-Bretagne seule est de-
meurée immobile ; ses loix et ses institutions
n'ont point été é}3ranlées.
Les causes de ce singulier phénomène présen-
tent à un esprit pliilosophiqiie une matière à d'in-
téressantes réflexions , et ne peuvent manquer
d'être l'objet des recherches des historiens fu-
turs. Ce phénomène ne peut être le seul elîèt du
hasard , on ne doit pas non plus l'attribuer tout
entier à la sagesse du cabinet britannique : il est
unique dans notre histoire comme dans celle de
toutes les nations , et il doit sa naissance à des causes
éloignées , fort au-dessus des événemcns pure-
ment accidentels, dont le talent de nos hommes
d'état a su profiter habilement. Pendant cette pé-
riode, des tempêtes se sont élevées et ont menacé
l'existence politique de la Grande-Bretagne , mais
bientôt elles se sont calmées ; les vagues battaient
le vaisseau de l'état avec la plus grande fureur ,
elles n'ont pas tardé à s'appaiscr , et le vaisseau
a continué sa route sans avoir éprouvé de secousse.
Il a été d'usage d'attribuer cette stabilité à la
(9M
constance du caractère britannique, à l'excellence
de la forme politique du gouvernement. Sans
doute l'unité et la force de noire gouvernement
ont donné à ses actes l'énergie qui les distingue 5
de plus noire législature , réumssant une heu-
reuse combinaison de talens aristocratiques et
républicains, a donné unegrandevigueurel beau-
coup d'iiUiorité au pouvoir exécutif : mais il
semble surprenant que, malgré les longues discus-
sions politiques qui ont été aillées chez nous ou
chez 1 élranger , et que la liberté de la jîresse a
rendus publiques; mali^ré l'existence parmi nous,
depuis ccnl soixante ans, d'un parti républicain ,
dont le zèle et le nombre se sont accrus par suite
des nouvelles idées de la philosophie moderne ;
malgi é la tendance au changement que le succès
de la nouveauté ne manque pas d'exciter ; il est
surprenant , ciis-je, qu'il ne se soit introduit au-
cune innovation dans nos institutions, qui sonien-
core n am'enant ce qu'elles étaient avant la si-
nis're é| Ov{i.ede 1789. Je ne doute pas que cela
nt . 01 1 dû eu partie à noire position insulaire , et
en pariie encore aux scntimeus élevés et au pa-
tritiSlitne du peu]-le anglais. Mais cet heureux
résultat vient aussi de l'admirable cciustitution de
nos divers élablissemeus cwils , que l'on peut re-
(95)
garder comme d" un ord:e politique secondaire:
je veux parler des corporations et des fondations
en vertu de chartes j qui , depuis longues années ,
ont conservé, d'âge en âge, dans leur sein le feu
sacré de la liberté publique sur toute la surface
du royaume ; ce qui , joint au système plus récent
de la dette consolidée, a intéressé la grande masse
des particuliers au maintien et à la stabilité de
l'état.
Quand îa doctrine des droits de l'homme vint
mettre les principes de l'égalité en pratique en
France , tous les corps politiques s'écroulèrent
devant eux , ainsi que le trône et l'autel. Mais en
Angleterre toutes les corparations subsistent avec
les mêmes droits qu'elles avaient dans l'origine ,
et en grande partie, sinon entièrement, avec la
même autorité qu'autrefois j et quoiqu'il soit de-
venu en quelque sorte à la mode parmi la classe
mercantile d'affecter de les mépriser et de se sous-
traire aux charges qu'elles imposent , néanmoins
tout esprit sage les regarde encore comme étant
de la plus grande utilité. Dans les anciens temps
elles ont été le berceau du commerce et le foyer
de notre liberté civile, et maintenant, en beaucoup
de circonstances, elles deviennent les remparts de
la loyauté constitutionnelle et du vrai patrioslime.
(96)
Il y a aujourd'hui en Angleterre , comine autre-
fois en France , deux classes de corporations ,
les laïques et les ecclésiastiques. Ces dernières
se composent des membres du clergé , dont
se formenl les institutions cathédrales ou collé-
giales. Elles possèdent des terres qui sont une
partie des restes de la propriété de l'église non
sécularisée à la réformation. On peut diic que la
hiérarchie entière est une grande corporation :
chaque membre du clergé exerce ses droits et
jouit de ses émolumens sous la garantie de la loi,
tels qu'ils lui ont élé transmis par son prédéces-
seur, et tels qu'il doit les transmettre à son succes-
seur. Ainsi, l'église et l'état ont un intérêt com-
mun , et chaque homme c[ui fait partie de l'une
est, comme individu, intéressé à la conserva! ion de
l'autre. Les membresdu clergé considèrent comme
un de leurs premiers devoirs de soutenir l'état ,
étant les ministres de cette religion qui enseigne
à cr aindre Dieu et à honorer le roi. Vous remar-
querez pourtant, mon cher Monsieur, que la
pruttction accordée à Téglise anglicane ne s'op-
pose en aucune manière à la liberté de conscience j
car If s autres sectes, qui soutiennent leurs minis-
tj-es par des contributions purement volontaires,
jouissent dans notre pays de la certitude d'une
(97)
tolérance coni])Ictte , et abondent plus particu-
lièrement dans la capitale et les grandes villes.
Les corporations laïques sont les municipalités
ou les communautés des diverses cités et villes du
royaume , qui jouissent de droits particuliers et
de privilèges dus à la prescription ou à d'anciennes
chartes. Ce sont encore de grandes compagnies
qui ont obtenu des chartes, [elles que la banque ^
la compagnie des Indes, etc. Je désire particuliè-
rement altirer votre attention sur la première de
ces classes , en ce qu'elles expliquent l'accroisse-
ment progressif de ces libertés et de ces franchises
aujourd'hui si profondément enracinées dans l'es-
prit et le cœur des Anglais.
A l'invasion des Normands en 1066, la grande
masse du peuple anglais était dans un état de vas-
selage envers les seigneurs , semblable à la con-
dition actuelledu paysan euRussie et en Pologne;
Ce que je viens d'avancer est prouvé par le re-
censement général fait en 1086" par les ordres? de
Guillaume I", qui existe encore et qu'on nomme
le Doomsday-Book. ( 1 ) On y trouve les noms
de quarante-six villes appelées alors bourgs , dent
(1) Le grand cadastre^
2
(98)
les habiLans n'élaieiit pas réunis en corporation
par une charte ou de quelque autre manière, mais
avaient pour patrons des barons puissans sous la
protection desquels ils faisaient le commerce , et
auxquels ils payaient un droit en reconnaissance
de ce privilège. Il paraît par Tacte , ou charte ,
comme il est appelé , accordé par ce prince aux
habitans de Londres, qu'il leur fut accordé d'élre
dignes de la loi , et que leurs enfans furent admis
à être leurs héritiers. Cetle clause indique le misé-
rable état dans lequel se trouvaient à cette époque
les classes non privilégiées qui n'avaient pas la
îiiculté de recourir aux lois pour la réparation des
torts qu'ils éprouvaient, et qui ne pouvaient dis-
poser de leurs propriétés, ne possédant leurs terres
et leurs biens que sous le bon plaisir du seigneur.
Les trois rois normands , successeurs de Guil-
laume V , n'ayant à la couronne que des droits
contestés , et voulant se rendre populaires , accor-
dèrent de grandes chartes à divers bourgs ou villes,
les autorisant à avoir des sociétés ou compagnies
commerciales. Ils donnèrent encore à ces villes la
libertéd'exercertoutesorLe déco jjmercealors per-
mis, en payant seulement un certain droit annuel
qui était pour l'ordinaire le dixième de leur biens
meubles. Ces droits augmentèrent en proportion
( 99 )
t3e l'accroissement du commerce, elles avantagea
de ce système devinrent si évidens, que les bourgs
libres se multiplièrent rapidement. Les premiers
rois trou vaut leui- intérêt à les encourager par tous
Jes moyens en leur po«ivoir, en ce qu'ils étaient
pour eux tout à la fois une source de revenu pu-
blic, et une forte h \rrièrc contre l'accroi-sement
tle la puissance des barons. En conséquence des
droits conférés par sa cbarle, la cité de Londres,
par son commerce tant à l'extérieur qu'à l'in-
térieur, acquit de grandes richesses et une grande
influence, les unes donnant nalurellementl'autre.
Elle devint bientôt un corps politique très-impor-
tant. Quelquefois dans les dissensions entre le
roi et les barons , elle profita des besoins du sou-
verain pour l'obliger à de nouvelles concessions.
Quelquefois elle se liguait avec les barons contre
le roi. Souvent alors ses chartes lui étaient reti-
rées • mais à la paix il arrivait toujours qu'on les
lui rendait pour de l'argent, en ajoutant de nou-
veaux privilèges. Je pense pouvoir vous être
agréable en vous faisant connaître l'accroissement
successif de ces p» iviléges.
Henri F^ le troisième souverain de la race
normande , accorda aux habilans de Londres,
pour la somme de trois cents livres par an , la
7-
( lOO 3
ferme du comté de Middlesex , avec le droit
d'avoir des shérifs. En outre , il fut permis au
créancier de saisir toutes les sommes, appartenant
à son débiteur, dans les mains d'une tierce per-
sonne qui se trouverait dans la cité.
Ces privilèges existent encore aujourd'hui ; et
le dernier , connu sous le nom de saisie étrangère j
forme un titre important dans nos codes de lois.
Henri II et Richard I" qui succédèrent à Henri T',
accordèrent d'autres chartes qui confirmaient ou
étendaient les premières. Une des plus impor-
tantes immunités de cette époque est celle par
laquelle les citoyens ne sont pas obligés de servir
hors de la cité : exemption dont ils jouissent
encore aujourd'hui ; de sorte que, dans l'étendue
de la juridiction de Londres , il n'y a jamais d'en-
rôlemens pour l'armée ou pour la marine , ni de
presse pour ce dernier service; et si, par hasard,
un homme libre se trouve pressé, il est immé-
diatement relâché, dès que ses droits sont prou-
vés; et l'usage, dans ce cas, est que le premier
magistrat s'adresse au gouvernement. Aucun sol-
dat ne peut être logé ou mis en quartier dans la
cité; et ses habitans ne contribuent à aucune le-
vée de milice, ou à celle de toute autre force mi-
litaire, à moins qu'elle n'ait été consentie par
( 1^1 )
une délibération du conseil commun. Vous Hsez
dans nos vieilles comédies beaucoup de passages
risibles, relatifs aux bandes bourgeoises. Dans
l'origine , elles formaient la force armée de la cité,
et probablement elles avaient l'air peu guerrier;
mais elles étaient considérables parleur nombre.
A la restauration de Charles 11 , en 16G0, elles se
montaient à douze régimens d'infanterie de quinze
cents hommes chacun , et d'un régiment de cava-
lerie : tous les colonels et lieutenans colonels de
ces régimens étaient chevaliers. Mais, dans le
dernier siècle, cette garde bourgeoise a disparu.
Pendant une partie de la dernière guerre, deux
régimens de six cents hommes chacun fuient le-
vés , à la condition de ne pas être employés à
plus de dix milles de Londres ; mais celte motion
n'avait passé dans le conseil commun qu'avec de
grandes difficultés, tant les citoyens tenaient à
leurs anciens privilèges. Les hommes firent four-
nis par les paroisses, dans des proportions égales*
un prix fixé pour chacun fut payé aux officiers
commandans chargés de l'enrôlement. Les mennei
dépenses des ré^j,imeas fin^ent défrayées par une
petite taxe répartie sur les citoyens; mais la solde
et l'habillement furent aux frais du gouverne-
loent ^ comme dans les autres régimens. de milice^
( i^^ )
Pour revenii' à l'aperçu Ijislorique de nos im-
munités municipales, le roi Jean accorda cinq
chartes à la cité de Londres, qui confirmaient
ou augmentaient ses privilèges. P.jr celie de j i2o2 ,
il paraît que plusieurs compagiiiî-s de commerce
avaieiit été antérieurement mises en corpora-
tions : le roi donna des franchises additionnelles
à l'une d'elles, celle des tisserands j mais en même
temps il augmenta sa taxe annuelle. En 1216,^
Jean accorda aux citoyens la liberté de nommer
chaque année leur maire , dont le Roi confirmait
l'élection j et cette coutume est encore suivie
maintenant. Henri lil donna à Londres neuf
chartes distinctes, Pune descjuelles est bien pré-
cieuse pour la plupart de ses habilans : c'est
l'exemption dont ils jouissent dans tous les ports
et toutes les villes du royaume des droits de péage
et de douane non imposés par le parlement.
C'est vers ce temps que nous trouvons que
3 institution des corporations nmr.icipales acquiert
lin nouveau degré d'importance : nous voyons
les citoyens et les bourgeois appelés à agir sur
un plus grand thtàtre; et des privilèges, qui n'é-
taient d'abord que locaux, devinrent nationaux.
Pour bien saisir ce grand changement, il est
nécessaire de se rappeler les principes féodaux
{ io3 )
alors communs à notre nation et au reste de
l'Europe qui n'était pas entièrement barbare.
Le monarque était la tête et seul chef d'une es-
pèce de confédération militaire formée par les
barons, qui tenaient de lui leurs terres moyen-
nant un service militaire. Les classes inférieures
dépendaient des barons, soit au même titre,
soit moyennant de moindres redevances. Tant
que les barons , vassaux inmiédiuts du roi, furent
peu nombreux, il était naturel que, seuls avec le
haut clergé, alors principal dépositaire des connais-
sances , ils fussent appelés au conseil qui aidiùt
ou conseillait le roi dans les grandes occasions.
Tels , dans le fait ( si nous ne voulons pas re-
monter à l'institution plus ancienne, mais plus
obscure, et même douteuse, des Witteuageniols
saxons) ont été nos premiers parlemens, sinon
appelés de ce nom, du moins connus alors sous
la désigna lion plus générale de commune conci-
liurn, coiicilium magnum^ ou autre sernblable,
Prynne, l'un de ceux qui ont le mieux éluciié
nos anciens actes (i), dit que la preiîiiére fois que
(i) Voyez les Observations de Pi-ynne sur le quatrième
Institut. iC6c) , p. 2. Ce fut près de trente cinq ans après cet
ouvrage de Frjnne que fui publiée la grande et précieuse^
( io4 )
l'on ait fait usage clans ce sens du mot parlement^
ce fut dans l'acte de la viugl-litiitième année du
régne de Henri III (ia44); mais, long-temps
auparavant , des conseils tels que je viens de les
décrire avaient certainement été tenus par nos
rois , et il paraît que les comtes et les barons
étaient dès l'origine dans l'usage d'y voter. Nous
voyous dans le Donmsday-Booh qu'il n'y avait
au temps de Guillaume P' , dans tout le royaume,
que sept cent soixante individus ayant des ba-
roniesj et de ce nombre plus de la moitié était
revêtue de fonctions ou de dignités particulières,
qui probablement rendaient leur présence au
collection de Rymer. Elle commence à l'année iioi , et
contient Leancoiip de documcns touchant le concilium
Tnagnum; mais dans aucun le mot parliamentum n'est
employé pour signifier une telle assemblée en Angleterre,
avant 1264. Chacun sait que l'authenticité du modus te^-
nendi parliamentum , cité par Coke comme antérieur à
Guillaume le Conquérant , est pleinement contredit par
Prynne. Il existe dans la Lihliothèque du collège de la
Trinité de Dublin un manuscrit ayant pour titre : Modus
tenendi Parliamenta in Hihernià , ordinatus per Henri^
cum. II; mais il est probable qp'il est d'une date très-
postérieure au règne de ce prince.
( io5 )
eonscil plus fréquente et plus régulière que ceUe
des autres barons.
Les dissensions civiles qui s'élevèrent pendant
la dernière partie du règne de Henri III, ren-
dirent chaque parti très-empressé à se fortifier
en augmentant le nombre de ses adhérens. Ce fut
dans cette vue que , dans l'année 1 264 , Simon de
Monlfort, comte de Leicester, fit, au nom du roi,
qu'il tenait alors prisonnier, un appel, non-seu-
lement aux anciens membres du commune con-
cilium, mais encore à deux classes d'hommes qui
ne paraissent pas avoir jamais jusqu'alors fait
partie de ce conseil. Ces deux classes étaient les
représentans des comtés, et ceux des cités et des
bourgsj et le writ en vertu duquel ils furent con-
voqués est encore conservé dans les anciens actes
du royaume (r). Cette mesure, quoique le fruit
de la violence, fut trouvée si convenable à l'état
de la société qui existait alors, qu'Edouard I",
le sage et énergique fils de Renri, eut soin de
l'inùter. Dans le premier parlement légal qui eut
lieu en 1296, dans la vingt-troisième année de
son règne, les writs qui, avec peu de variations
(1) 11 est imprimé ea enlier dans le premier volume dt,t
Ryiner's Fœdeta,
( Ao6 )
dans leur forme, sont encore en usage aujour-
d'hui , étaient adressés aux shérifs de chaque
comté j et ils leur ordonnaient de faire procéder
à l'élection de deux chevaliers pour chaque comté ,
de deux citoyens pour chaque cité, et en outre de
deux bourgeois pour chaque bourg, parmi ceux
d'entre eux qui étaient les plus sages et les plus
propres aux aflaires; de manière à ce que les che-
"valiers représentassent la communauté du comté y.
et les citoyens et bourgeois ( bien distinctement
des chevaliers) eussent également pouvoir pour
la communauté des cités et bourgs. Ces personnes
ainsi choisies devaient se rendre, à un jour dé-
terminé, au palais du roi, où ce prince devait
conférer avec les prélats, les comtes, les barons,
et autres grands personnages du royaume ; et les
reprcsentans ci-dessus désignés devaient faire ce
qui serait ordonné par le commune concilium.
De ce moment la constitution politique de ce
pays reçut une forme entièrement neuve; le com-
mune concilium se changea, en chambre des pairs ,
et le corpsreprésentatif en chambre des communes .
Mais je ferai deux remarques sur la manière dont
ce changement s'est opéré.
1°. Vous observerez que l'institution des cor-
poraiious municipales, loin de nuire à la liberté.
( 1^7 )
]ui fut au contraire extrêmement favorable; elle
plaça sur la méuie ligne l'intcrét des possesseurs
de terres et fintérêt des commerçans, et donna
an terme communes une plus grande latilude
en Angleterre ([ue dans toute autre contrée. De-
puis le temps de Guillaume r"", le nombre des
baronies s'étaiit considérablement accru, il de-
vint impossible que tous ceux qui relevaient di-
rectement du roi pussent assister au commune
conciliuni : ainsi, en 126-^, les moindres barons
se contentèrent d'envoyer leurs représentans,
les chevaliers. D'un autre côté, les corporations
municipales ayant insensiblement acquis une
grande influence, il est probable que leurs re-
présentans eurent autant de crédit que ceux des
moindres barons (i).
Je ne renouvellerai pas la question si souvent
discutée, de savoir si ces difîerentes classes, les
chevaliers, les citoyens et les bourgeois, qui for-
ment aujourd'hui la chambre des communes, et
siègent et votent ensemble (-i), le faisaient dana
(1) Dans le fait, nous trouvons les wrils adressés au
Diaire et aux barons de Londres, comme dans 1. Rymer-
2:>2 ( 1217 ).
^2) Brudy et (quelques autres écrivains modernes disent
( io8}
le commencement ; seulement ce qui vient à l'aj>
pui de mon observation , c'est que , vers le temps,
ou peu après l'époque du premier appel au par-
lement des citoyens et des bourgeois, ils étaient
confondus avec les chevaliers , sous le terme gé-
nérique de communes : expression qui ne peut ,
comme la vôtre de tiers-état , exclure toute idée
de supériorité féodale. D'un autre côté, le terme
de noblesse ne peut , chez nous , comprendre
tous les propriétaires de terre , ou donner l'idée
d'un ordre féodal distinct; il est simplement em-
ployé pour exprimer une grande dignité qui con-
fère des devoirs et des privilèges héréditaires.
que les clievaliers siégeaient d'abord avec les comtes et les
i^raiids barons ; mais Prynue cite un acte de l'an 6 d'E-
douard ÏII ( iSga ) , par lequel il paraît clairement que les
chevaliers , les citoyens et les bourgeois siégeaient alors
ensemble , et en outre qu'ils siégeaient séparément du clergé
et des grands barons. Les expressions de l'acte sont : « As-
queux prelaz ove la clergie par eux-mêmes ^ et les countes
et barons par eux-mêmes. » On doit encore observer que
le préambule du statut d'York ( i335) montre évidemment
que les chevaliers , les citoyens et les bourgeois procédaient
par vole de pétition pour les communes , et que le roi pre-
nait sur celles-ci l'avis « de ses prélats, comtes, liarons et
autres nobles de son royaume. »
( 109 )
Je n'ai point connaissance qu'aucun écrivain ait
considéré ce sujet sous ce point de vue; mais il
me paraît que la principale différence entre la
constitution de la société en Angleterre, et celle
de la plus grande partie des royaumes du con-
tinent, peut être considérée comme provenant
de celte heureuse égalité qui s'est établie entre
les représentans des comtés et ceux des cités et
des bourgs, ou, en d'autres termes, à la haute
importance de nos corporations municipales.
2°. La seconde remarque qui^se présente à moi
comme essentielle, est que dans l'origine de notre
système représentatif, la population n'a point été
la base delà représentation , mais qu'au contraire
le privilège et la propriété y donnaient seuls des
droits. Tous avez observe que les writs parlent
de deux espèces de communautés, celle des com-
tés et celle des cités et des bourgs ; mais vous ne
supposez pas que, dans l'un et l'autre cas, on com-
prenait tous les liabitans dans ces expressions.
La communauté du comté comprenait seulement
les libres propriétaires de terre du comté , hommes
qui en général avaient sous eux des vassaux , et
formaient une classe élevée , privilégiée , appelée
en dialecte normand barons , en dialecte saxon
(no)
francs tenanciers. ( i ) C'étaient ces personnes qiû
votaient dans l'élection des chevaliers du comléi
ïl n'y eut jusqu'en 1429 aucune limite particu-
lière à l'étendue ou à la valeur d u franchtenemeiit,
( 2 ) qni donnait le pouvoir d'élire : mais cette
année il fut décidé par la loi qu'il fallait pour
élire avoir nn revenu annuel de quarante shel-
lings , le prix en argent des terres étant extrême-
ment bas ( 3 )• Cette disposition n'a jamais varié
depuis ; et il est conséquemment arrivé que , par
l'élévation progressive du prix , la plus grande
partie des propriétaires des terres dansle royaume
a eu le droit de voter : de sorte qu'aujourd'hui le
(1) En allemand et en danois ils étaient appelés frey
lierre j free lierre , francs lords, comme nous disons tou-
jours seigneurs de fiefs,
(2) Le mot franchtenement , employé dans le statut de
i429 ( 8. Henri VI, cli. 7. ) est aussi en usage dans le vieux
Coutumier de Normandie, que Houard suppose être établi
sur les lois ripuaires , et confirmé par Rollo^ duc de
Normandie.
(3) A peu près vers ce temps , trois chevaux se sont
vendus trois shellings clinquej et six vaches, deux shel-
lingshuit pences chacune. Voyez Fleetu-K>od , Chron. préc.
( "1 )
nombre des électeurs des comtés doit être au-
dessus de cent mille ( i ).
Quand auxcommunautés des cités et des bourgs.
il y avait un nombre choisi de personnes corn-
posées des magistrats ou des hommes qui avaient
de très- grandes propriétés dans chaque cité ou
boiirg , ou qui avaient l'administration des affaires
municipales 5 mais en aucune manière, ces com-
munautés ne comprenaient les classes communes
ou inférieures qui étaient sous leur direction. Il
est vrai qu'aujourd'hui des membres du parle-
ment, dans quelques bourgs particuliers , sont
choisis suivant un principe plus général, par tous
les habitans propriétaires de maisons, et payant
les charges de la paroisse ou quelque autre im-
pôt : mais ces privilèges viennent en partie des
chartes données par les rois, successeurs d'Edouard
(1) Ce qui suit a été puljlié comme fétat du nombrs t'es
électeurs dans la Grande- Bretagae ; mais je n'en garantis
pas l'exactitude.
Angleterre 112,875
Galles 6,5i2
Ecosse 2,697
122,o84
(11. )
1" , et en partie des actes de la législature qui
ont aboli les fraiicbises de plusieurs corporations ^
par suite d'une conduite irrégulière durant les
élections , ou d'après quelques causes locales et
particulières. De là, néanmoins, il résulte une
grande diversité dans noire système représentatif:
et peut-être, après tout, la liberté générale est-elle
mieux conservée par ces différens modes de ré-
partir l'influence, que si celle-ci coulait tout
entière dans un même canal ; car vous connaissez
trop la nature humaine pour croire que, dans toute
constitution sociale , des élections , et générale-
ment de grandes et importantes affaires, puissent
se passer entièrement sans l'influence de grandes
richesses, des rangs , de l'éloquence ou de l'in-
triguCi
3°. Je ne ferai plus qu'une remarque sur les
circonstances qui accompagnèrent l'admission
des citoyens et des bourgeois au parlement. Sans
aucun doute, le but d'Edouard 1", en agissant ainsi
a été le même qui, en i3oa , détermina votre roi
Philippe le Bel à convoquer les états généraux ;
c'est-à-dire que ces princes voulaient lever les im-
pôtsavcc plus de facilité et de certitude. D'abord, les
représentans des communes ne faisaient que ce
qui avait été ordonné par le concilium magnum ^
( "3)
et lorsque les subsides étaient accordés , ils retour-' '
naient chez eux. Peu de temps après, les communes
devinrent assez hardies pour joindre à leurs votes
des pétitions ( i )où elles demandaient le redres-
sement des griefs. Quelquefois on faisait droit à
ces pétitions j plus souvent on les négligeait : et
à ce propos remarquons qu'aujourd'hui encore
certains actes du parlement d'Angleterre conser-
vent la forme d'une pétition au roi , et qu'après
tm court préambule , elles commencent ainsi :
il plaira d votre majesté qu'il soit ordonné. Ces
expressions néanmoins ont été long-temps de pure
forme- car sous le règne d'Edouard IV, environ
en i4io, les représentans des communes éle-
vèrent leurs prétentions jusqu'à vouloir une part
dans l'exercice de la puissance législative; et le
roi , qui tenait sa couronne en vertu d'un titre
contesté, conseatit à leur demande.
Depuis cette époque , l'influence des corpora-
tions a toujours été évidente dans les actes de
notre législation ; et la liberté civile a trouvé ses
plus sûres garanties dans la stabilité de ces éta-
(i) Boulainvilliers observe qu'en i3o2, le tiers - état
présentait seulement des pétitions , et le faisait à genoux»
a 8
( iii )
blissemens par loul le royaume. Les mauvais
conseillers de Charles li et de son frère Jacques
le savaient bien, lorsque, voulant soutenir leur
pouvoir despotique, ils jugèrent que l'exécution
de leur plan était impossible, tant qu'ils ne pour-
raient pas priver de leurs clirates la cité de
Londres et les autres corps municipaux; et dans
beaucoup d'endroits ils trouvèrent moyen de
réussir, en partie par la violence, en partie par
des contestations. Mais les fameux auteurs de la
révolution de 1688 ^ pensant bien difiéremment
des révolutionnaires actuels, donnèrent leurs
premiers soins au rétablissement de ces boule-
varts de l'édifice social 5 et comme on avait avancé
que, dans la rigueur de la loi, la dissolution des
corporations était un attribut de la prérogative
royale , ils s'occupèrent de mettre ce sujet hors
de toute dispute, quant à la métropole, pour
l'avenir du moins; et un statut solennel (1) dé-
clara que les franchises de la cité de Londres ne
lui pourraient jamais être ôtées pour quelque
cause que ce fût.
Dans les premiers temps de notre histoire par-
lementaire , les convocations des cités et des
(1) Stat. 2. Guill. et Mar., sess. i; ch. 8.
( "5 ) -
bourgs sembleiil avoir été sans régularité. Quand
l'autorité législative de la chambre commença à
être pleinement reconnue , on adopta la règle
d'adresser des writs aux cités et aux bourgs qui
étaient en possession d'envoyer des députés.
Néanmoins les rois qui ont occupé le trône jusqu'à
Charles II, avaient encore conservé et exercé le
jpouvoir d'accorder à des villes le privilège d'être
représentées dans le parlement. Sous le régne de
Charles II, les membres de l'Angleterre et delà
principauté de Galles, en y comprenant les che-
valiers des comtés, montaient k cinq cent treize;
ensuite, la réunion de l'Ecosse au rovaume a
augmenté ce nombre de quarante-cinq membres,
et celle de l'Irlande de cent: ce qui fait en tout
six cent cinquante-huit, nombre aujourd'hui fixé
par la loi. De temps à autre on a fait dans la
chambre des communes diverses propositions
pour la réforme de la constitution • mais le grand
danger qu'il y a à toucher ces droits importans
et d'une grande antiquité , acquis par des chartes
ou la prescription, joint à d'autres motifs très-
puissans, ont fait rejeter ces théories il est vrai
très- spécieuses. On a vu quelques exemples que
les corps privilégiés peuvent se laisser égarer j
mais nos principales corporations sont toujours
8.
( li6 )
admirablement composées pour tout à la fois en-
tretenir l'esprit public, maintenir l'obéissance
aux lois, changer l'esprit de parti en un esprit
d'action , et réunir à un degré extraordinaire les
principes de la fidélité et de la liberté.
Vous serez pleinement convaincu de ce que
j'avance ici, quand j'aurai mis sous vos yeux
une esquisse de notre constitution actuelle et des
usages de la corporation de Londres. Ne voulant
pas cependant abuser de votre patience, je ré-
serve pour une autre lettre ce que j'ai à vous dire
sur ce sujet , et m'empresse de me dire ,
Mon cher Monsieur,
Votre obéissant serviteur,
D. S.
LETTRE VI,
Contenant un Projet relatif à la rédaction du
nouveau Code de la France , adressé à mon-
seigneur d^ A mbrjy ^ chancelier de France.
i^uAND une nation a été prés de trente ans la
proie des factieux qui l''out tourmentée par des
expériences multipliées, sous difFérenles formes,
selon la diversité des gouvernemensavec lesquels
ils ont essayé de la régir , il en résulte nécessai-
rement une confusion et un désordre universels
dans ses lois ; parce qu'elles ont été moins dic-
tées par le noble motif d'améliorer le sort futur
de l'état , que dans le dessein prémédité d'établir,
à quelque prix que ce fût, l'autorité des premiers
fonctionnaires publics, qui, pour soutenir leur
crédit et leur influence, étaient obligés de favo-
riser de leur toute-puissance, l'avancement , la
cupidité et les vengeances de leurs partisans. Les
Français se trouvent aujourd'hui dans ce cas-là.
Revenus maintenant de leurs erreurs , et assez
^
( ii8
ïieureux pour que la divine providence ait dai-
gné les remettre sous l'empire de leur prince
légitime , dont les vues bienfaisantes ne tendent
qu'à faire le bonheur de ses sujets, ils sentent
à chaque instant le besoin de réformer leur lé-
gislation actuelle. La jurisprudence qui règle
dans ce moment-ci les obligations que les Fran-
çois ont entr'eux, est trop en contrariété avec
les principes de leur religion, les maximes de
leur morale, et le développement des brillantes
qualités qu'ils doivent à la nature, pour convenir
long-temps à ce peuple régénéré sou? le règne
des Bourbons. Les ministres de Louis XVIII et
les corps législatifs créés par ce monarque se
trouvent donc dans la nécessité indispensable de
s'occuper de la rédaction d'un nouveau code.
En comparant les effets qu'avaient produit les
institutions de l'ancienne France avec ceux qui
ont été les résultais nécessaires de l'esprit de la
composition des corps qu'on a substitués à leur
place, on serait tenté d'en revenir, de point en
point , au gouvernement qu'avait ce royaume
avant 178g. Mais cela esi-il possible? de notre
vieille constitution, de nos vieilles habiJudes
nationales, il ne resle que la maison de Bourbon
et la cocarde blanche. Aussi a-t-on remarqué
( 119 )
reullionsiasme et l'empressement avec lesquels
les Français, aussitôt qu'ils l'ont pu, se sont ra-
crocbés à ces rameaux précieux de leur ancienne
existence politique.
Le vif désii' qu'ils auraient de reprendre pa-
reillement les institutions , et de se soumettre
sous les lois qui ont fait la gloire et le bonheur
de leurs ancêtres, se trouve arrêté à chaque pas
par les vides immenses (ju'a laissés la révolution
dans les premières classes de la société. Le cler-
gé , la noblesse, les parlemens, la vénalité des
charges de magistrature , le nom , les états et les
privilèges des provinces sont évanouis ; et les
élémens qui devraient les recomposer sont si peu
nombreux , et la plupart si dégradés par les
çliangemens qui se sont opérés dans les esprits,
qu'on a peu d'espoir que leur rétablissement
prochain pût répondre aux succès qu'on aurait
droit d'en attendre.
Le défaut de moyen de reconstruire cette an-
tique charpente qui a soutenu l'état pendant si
long-temps, est sensible à tous les veux; mais il
a laissé des idées si vagues dans le public , qui ne
sait comment la remplacer, qu'on peut dire, sans
exagération, qu'il y a autant de projets liilîérens
( 3 20 )
pour remplir les détails de la nouvelle consti-
tution , qu'il y a de têtes françaises qui , par
goût ou par état, s'occupent de l'administration
future de ce royaume.
Cette indécision des principes sur lesquels on
doit établir et régler les détails du gouvernement
de la France, n'a point échappé à S. M. C'est
sans doute pour mettre un terme à celte fluc-
tuation de projets que, dans sa sagesse, le Roi
s'est décidé à s'entourer de deux chambres, res-
pectables par le choix et la composition de leurs
membres, afin de coopérer avec lui à la rédac-
tion du nouveau Code qu'il se propose de donner
à ses sujets. La fixité de ces deux corps politiques
assurera la stabilité des lois; et elles inspireront
en même temps la plus grande confiance , parce
qu'elles ne seront arrêtées et promulguées qu'a-
près avoir été discutées C(mtradicloirement de-
vant ces assemblées nombreuses et instruites.
Un nouveau Code n'est point une nouvelle
constitution j il n'est, à proprement parler, que
le recueil des lois connues et en vigueur depuis
long-temps. Avant la révolution, un nouveau
Code était nécessaire à la France; et le plus grand
éloge qu'on en eût pu fiiire alors, eiit été qu'il ne
(1.1)
contenait rien de nouveau. Mais trente ans de
factions , d'essais et d'empirisme ont bien changé
l'état des choses à cet égard.
IJ y aurait aujourd'hui beaucoup d'inconvé-
nient à laisser les Français trop long-temps sous
l'empire de leur jurisprudence actuelle; il est in-
dispensable de leur donner mi nouveau Code ^
conforme aux habitudes et au caractère natio-
nal , aux droits de propriété de chaque parti-
culier, à la nature et aux formes du gouverne-
ment légitime qu'ils viennent d'acquérir. C'est
ime vaste entreprise, surtout quand il s'agit de
régler la législation des états modernes, toujours
compliquée par des idées relatives aux conve-
nances de la société, aux prétentions des puis-
sances étrangères, aux intérêts du fisc, à ceux
du commerce d'exportation, d'importation, et
de mille autres intérêts qui se croisent et qui se
contrarient nnituellement , dont Lycurgue et
ÎVuma n'avaient aucune connaissance, ou pour
lesquels ils n'eurent aucune considération.
Avant d'entrer dans la discussion des lois q'.u
doivent faire partie du nouveau Code , il serait
avantageux d'en arrêter la table des matières, et
de tracer l'afliiiation généalogique de ses cha-
pitres et de ses principaux paragraphes. Ce tra-
( 1'-^^ )
vaii occuperait le cumilé de législation jusqu'^à ce
qu'il en fût satisfait. Cet ouvrage lini , on le pré-
senterait aux corps législatifs; on y ajouterait en
même temps les litres des chapitres qu'il serait,
d'après les circonstances présentes et selon l'avis
du comité, le plus avantageux de discuter les
premiers.
Supposons que le comité de législation fût d'avis
de commencer la révision du Code par régler le
nombre, la composition, la hiérarchie , la com-
pétence des tribunaux et des magistrats qui les
constituent, et par iixer les formes avec lesquelles
ils doivent procéder; le comilé présenterait, en
Di^nie temps que sa table des matières, le projet
de règlement qui lui parciîlrait le \.\ii\i> conve-
nable dans les circonstances actuelles, relative-
ment à ces objets importans, qui sont les bases
fondamentales de la jurisprudence d'un pays. 11
joindrait à ce chapitre un mémoire où il détail-
lerait les vues et les motifs qui ont dirigé la ré-
daction des nouvelles lois qu'il propose. Ces
pièces seraient envoyées aux deux chambres,
c[ui 4es publieraient, et décréteraient que leur
forme et teneiu' seraient discutés dans le courant
de la session prochaine.
Dans cette année d'intervalle, les membres des
( 123 )
cleiix corps législatifs auront le temps de le lire,
de le scruter et de s'instruire sur le fonds et sur le
style dé ces pièces importantes qu'on soumet à
leur révision • et de comparer le disposiiif de ces
nouvelles lois avec les parties des jurisprudences
étrangères qui sialiieiaient sur les mêmes objets.
Les orateurs qui voudraient les discuter de nou-
A'^cau , monteraient donc à la tribune, l'année
d'ensuile, avec une plus graude masse de con-
naissances acquises et un esprit plus exercé sur
ces sujets si essentiels au bonheur et à la tran-
quiiiilc des peuples, qu'ils ne peuvent le faire
maintenant, qu'ils ne songetit à avoir ou à don-
ner un avis sur un projet de loi qu'au moment
qu'on le leur présente ex abfiipto, sa.ris leur laisser
le loisir de s'y préparer par c!es études et des ré-
flexions préliminaires et indispensables en pareil
cas.
Les nouveaux règlemens , avant d'être sanc-
tionués, seraietit donc , par les moyens que nous
venons de proposer, envisagés sous tous les rap-
ports et toutes les conséquences qui peuvent
en résulter , relativement à l'ensemble de la nation
pour laquelle ils sont fuis. Leur texte et celui de
amendemens qu'on y intercalerait seraient [)liis
raisonnables, plus péremptoires et mieux rédi-
( 1=4 )
gés; les citoyens, toujours prévenns une aiine'e
à l'avance , ne seraient jamais surpris par le flis-
posilif des nouveaux décrets qu'on promulgue-
rait j parce que , avant qu'ils eussent acquis force de
loi, on aurait eu le temps de les connaître, et de
s'arranger en conséquence. Les vues secrètes des
motionaires qui voudraient faire passer des rè-
glemens défectueux , seraient plus sûrement dé-
masquées; elc Somme totale, cette manière
de composer les lois doit inspirer plus de con-
fiance que celle qu'on suit maintenant dans les
autres pays.
Ce chapitre du Code qu'on aurait discuté la
seconde année, ne serait point encore définitive-
ment arrêté. Les procès-verbaux de discus-
sions et les autres pièces qui y sont relatives
reviendraient au comité de législation , qui, après
un sérieux examen referait son mémoire , et re-
donnerait une seconde fois ce même chapitre re-
vu, corrigé, et dans iequel tous les amendemens
smctionnés par les deux chambres seraient re-
fondus dans le texte. Il ne serait arrêté , et on ne lui
donnerait force de loi que la troisième année ; mais
cette seconde re vision ne serait que pour la forme ,
et pour s'assurer seulement si les rédacteurs de ce
chapitre s'étaient ponctuellement conformés aux
( '25)
instructions qu'ils avaient reçues des deux corpâ
législalifs.
Mais dés la seconde année , quand on aurait
fini les discussions relatives à ce premier chapitre,
le comité , dans les mêmes formes, en proposerait
un second qui contiendrait le sujet dont il serait
le plus important de s'occuper, après ceux que
les deux cliambres auraient déjà pris en consi-
dération. On procéderait à l'égard de ce second
chapitre , de même qu'on l'aurait fait pour le pre-
mier. De cette manière , il y aurait tous les ans
une partie du Code qui acquerrait force de loi
dans l'empire, une autre qu'on discuterait , et une
troisième , seulement indiquée par le comité de
législation pour être l'année d'après , examinée
et envisagée sur tous les points de vue • ainsi de
suite , jusqu'à ce que tout le Code fût entière-
ment achevé.
Celte T^édaction triennale du Code, me paraît
réunir tous les avantages , si , préalablement, on
fait un article pour les lois nécessitées par les cir-
constances, et qui exigent une prompte expédi-
tion. On lui reprochera sa lenteur ; au lieu d'un
défaut, c'est une de ses bonnes qualités. Quel est
le législateur , timoré et jaloux de sa réputation ,
qui , dans moins de deux ans , osera promettre
( 1^6 )
de publier un Irai lé complet sur une partie éten-
due et conipliquée de la jurisprudence, et de le
rédiger d\ui slyle clair, précis , sans amphibolo-
gie, sans conlradiclion réelle ou apparente, en
parfaite harmonie avec l'esprit national elles au-
tres branches du gouvernement?
La France a été perdue, parce que depuis lon-
gues années avant sa dernière révolution , elle
avait été agitée et désorganisée par une suite de
changemens perpétuels , résultats d'une foule de
lois précipitées , composées à huis clos , promul-
guées et mises en vigueur par des ministres lé-
gers ou ignorans, qui, sans cesse en contrariété
avec l'esprit du peuple et des corps politiques,
ne corrigeaient aucun inconvénient qu'à la faveur
de mille vices de plus qu'ils introduisaiçnt dans
la législation et dans le caractère français ,
Dieu nous garde de retondjer dans une pareille
faute j et prenons d'avance toutes les précautions
possibles pour Féviter.
Supposons qu'après une mûre délibération
le comité de législation trouve convenable de di-
viser en vingt chapilLes différens le code qu'il
doit proposer. Eh bien ! dans vingt ans les Fran-
çais jouiraient du bonheur de vivre sous des lois
aussi parfaites que les circonstances l'auraient
( 137 )
permis. Mais tous les ans , les inconvéniens
d'être régis par des règlemens défectueux dimi-
nueraient d'un vingtième. La plus grande partie
des gouvernemens de l'Europe ont plus de vingt
ans d'existence ; et, malgré cet avantage , leurs
sujets sentent journellement les suites de la pri-
vation d'un code unique qui fixe irrévocable-
ment , et au su de tout le monde , leurs droits
et leurs devoirs.
Les vingt années écoulées , rien n'empêche ,
au contraire tout engage de recommencer une
nouvelle édition de ce code , revu et corrigé ; et
de faire de sa révision continue une loi fonda-
mentale de l'empire.
Depuis douze ou quinze ans les Français sont
accoutumés au Code Napoléon : toutes ses parties
ne sont pas si défectueuses qu'on ne puisse, sans
inconvéniens majeurs , s'en servir encore pen-
dant quelque temps. Le nombre de ses articles
intolérables , et disséminés dans différens chapi-
tres , dont , avec celte nouvelle méthode de ré-
vision , on ne pourrait s'occuper que dans l'es-
pace de plusieurs années , serait changé , avec
des formes plus expéditives , en déclarant rur-
gence, et on substituerait à leur place des lois plus
convenables aux circonstances où l'on se trouve.
( >^8)
Si, après un mur examen, le comité de légisïa-
■ tion s'apercevait que les divisions naturelles du
nouveau code qu'il prépare , sont si multipliées
qu'elles exigeraient un laps de temps trop consi-
dérable si l'on n'en soumettait qu'une par an à
la révision des deux chambres , on l'engagerait ,
au lieu d'un chapitre , d'en envoyer deux, trois ,
six , et même un livre entier s'il le faut. L'ouvrage
irait plus vite , sauf à le reprendre à neuf quand il
seraitachevé.Cetteseconderévisionsefaisantavec
plus de lenteur et de connaissance de cause , les
Français auraient des espérances mieux fondées
de jouir enfin du Code le plus parfait et le plus
convenable à leur position politique.
Les accessoires et les développemens des idées
contenues dans ce mémoire , deviendraient
longs et peut-être fastidieux. Je m'arrête : nous
vivons dans un siècle où l'on pardonne toutes les
fautes, tous les crimes. Mais on est sans pitié pour
les écris ennuyeux. Je ne veux point , en prolon-
geant trop celui-ci , m'atlirer la réprobation gé-
nérale de mes lecteurs.
Le Chevalier de S.
Le i^ octobre /8t4.
( 129 )
Réponse autographe de Monseigneur cVAmhray,
Chancelier de France.
Paru , \^^ novemhre 18 14.
J'ai lu , Monsieur , avec beaucoup d'intérêt
le mémoire que vous m'avez adressé , sur les
meilleurs moyens de procéder à la rédaction d'un
nouveau code qui contienne une collection com-
plète de lois appropriées aux besoins , à l'esprit ^
à la constitution présente d'une grande nation.
Votre mémoire offre des idées neuves et très-
sagement exprimées. Je ne doute pas qu'on n'y
puisse puiser des vues utiles. Peut-être cependant
conviendraient-elles davantage à un peuplemoins
pressé de jouir, et plus occupé de l'avenir que du
présent. La vivacité française s'accomoderait dif-
ficilement d'une attente de vingt ans avant de re-
cevoir un code complet. Il serait à craindre que
le changement inévitable des instrumens ne pro-
duisît beaucoup d'incohérence dans ses différentes
parties. Ce sont au surplus des questions majeures
2 9
^ ( i5o )
qui méritent bien d'ctie examinées , et sur les-
quelles vos sages observations peuvent répandre
un grand jour.
Recevez , Monsieur , avec mes reniercînjens
bien sincères , l'assurance de ma considération
distinguée.
Le Chancelier de France
Signé D'AMBRAY.
LETTRE VII,
X^ontenant un second Mémoire sur la révision
triennale du Code français , adressé à monsei-
gneur d^ A mbray , chancelier de France,
M
ONSEIGNEUR ,
J'ai été vivement flatté de la lettre motivée
que votre Excellence m'a fait l'honneur de ni'é-
crire le V novembre i8i4, au sujet d'un mé-
moire que j'ai pris la liberté de lui envoyer, rela-
tivement à la révision triennale du Code fran-
çais.
Vous paraissez craindre, Monseigneur, que la
vivacité de nos compatriotes s'accommode diffi-
cilement d'une attente de vingt ans pour jouir
d'un code complet. Celte objection est trés-fortej
j'aurais été le premier à vous la faire, si vous
m'aviez chargé de mettre dans l'instant mon
projet à exécution.
Vous sentez que, dans mon mémoire, je n'a-
9-
( 1^2 )
vais en vue qnc de vous développer la mélhode
que je cioyais la plus sûre pour perfectionner
de plus en plus le Code français, et vous faire
connaître en luêiue lemps les principes qui nae
paraissent les meilleurs pour sa rédaction future.
Ces deux propositions sont les seules qui m'aient
sérieusement occupé : j'ai voulu les démontrer
et les appu3'er par des raisonnemens convain-
cans; c'est à vous, Monseigneur, à juger si j'ai
réussi.
Vous devez vous être aperçu que je ne suis
entré dans aucun détail sur leurs moyens d'exé-
cution , ni sur les opérations successives qui de-
vaient nous conduire au point où nons devions
arriver. Je n'ai pas été plus difficile dans l'éva-
hiation du laps de temps que nous emploierions
pour terminer cette grande entreprise. Si je l'ai
fixé à vingt ans dans mon mémoire, c'est que le
nombre vingt s'est présenté à mon esprit plutôt
que celui de dis ou de trente j mais sans y mettre
beaucoup d'importance : bien convaincu que, si
parmi mes idées il s'en trouvait quelques-unes
qui vous parussent dignes d'être rédigées en
forme de loi , vous les soumettriez, au préalable,
;i un examen scrupuleux qui vous indiquerait
les modifications, les développemens nécessaire»
m
( ^53 )
et l'intervalle de temps le plus convenable pour
satisfaire à cet égard l'espiit et les besoins des
Français.
Vous vous rappelez aussi que je disais dans
mon mémoire, que « la rédaclioii triennale d'un
» Code me paraissait réunir tous les avantages ,
» bi , au préalable, on taisait mi article |»our les
)) lois iieeessitées [)ar les circonstances , et qui
» exigent une prompte expédition. » Le nouveau
Code dont les Fi-ançais ont besoin aujourd'hui,
ou plutôt les cliarigemens et les modifications
qu'il est urgent de faire d;iiis quelques-nues des
lois contenues dans le Code jNaj^.olcon , neseraieut-
ils ponit coiupiis dans la classe des lois nécessitées
par les circonsLances , el qui exigent une prompte
expédition. Puisque, jusqu'à présent, aucun rè-
glement ne nous entrave, on |K>iîrrait commen-
cer par proposer aux corps législatifs les correc-
tions utiles qui rendraient le texte du Code de
l'usurpateur mieux assorti à la situation politique
des sujets du souverain légitime. Au Code Napo-
léon on substituerait le Code de Louis-le-Dcsiré»
Quoique ces deux recueils continssent à peu pré.-i
les mêmes lois, pourtant le nouveau titre du
dernier, ainsi que plusieurs de ses articles, se-
( i54)
raient plus en harmonie avec l'esprit et les sen-
timens des Français d'aujourd'hui.
Ce travail achevé, il deviendra un monument
indestructible de votre gloire, et un bienfait qui
vous méritera la reconnaissance éternelle de vos
compatriotes. Nous sommes déjà convaincus
qu'zV est nécessité par les circonstances ^ exami-
nons maintenant si son expédition peut être
prompte.
Marchant à grands pas, sans nous laisser arrê-
ter par les distinctions subtiles d'une métaphy-
sique scolastique , nous trouverons que le Code
complet d'une nation se divise naturellement en
cinq livres ou cinq chapitres difFérens. '
i". La composition, la hiérarchie, la compé-
tence , les formes , etc. , etc. , des tribunaux.
2°. Les loisj les formes, etc., etc., des procé-
dures crimiMelles.
3°. Les lois, les formes, etc., etc., des procé-
dures civiles.
4°. Les lois fiscales.
5°. Les lois militaires.
Je ne parle point de la jurisprudence des lois
canoniques, parce que, suivant qu'on les envi-
sage, elles rentrent de droit dans une des trois,
( i55 )
premières classes que nous venons cl'énumérer.
Au reste, on peut augmenter ou diminuer le
nombre c!e ces chapitres, sans rien changer aux
raisonnemcns que nous allons faire, ni aux con-
séquences que nous en tirerons.
hes lois fi.scales dépendent entièrement de
l'administration des iinances. Les lois militaires
sont (hi ressort du ministre de la guerre, ou de
celui de la marine. Je ne crois pas que le Code
Napoléon en parle. Ces deux derniers chapitres
ne pouvant pas arrêter l'attention du comité de
législation , sa tâche se bornera à la révision des
trois pren]iers.
Celui qui statuera sur la composition , la hié-
rarchie, le salaire, les moyens de récompense, etc.
etc. , des magistrats , est sans doute le plus inté-
ressant. Il doit couronner le faîte de la législation
française, et en consolider toutes les parties. C'est
la clef de la voûte, et c'est par conséquetit celle
que l'architecte en chef doit poser la dernière j
la charpente actuelle étant susceptible de se sou-
tenir encore quelque temps.
Les lois , les formes , etc. , etc. , des procé-
dures criminelles, de l'aveu des personnes que
j'ai consultées à cet égard, sont assez passables j
et il n'y a pas d'inconvénient majeur à les laisser
( i56)
subsister encore pendant un petit nombre d'an-
nées.
Le travail du comité de législation se borne-
rait, cette année-ci, à la révision des lois, des
formes et des procédures civiles qui sont mainte-
nant en vigueur. Mais le grand nombre de celles
enregistrées dans le Code Napoléon sont as^ez
bonnes, ou au moins passables : elles ne deman-
dent aucune modification ni aucun changement
subit. Les auties, celles dont le dispositif exige une
meilleure rédaction , ou qui doivent être appuyées
sur de nouveaux principes , sont en moindre
quantité. Les corrections nécessitées par V urgence
i^e les rendre plus convenables à l'état actuel de la
France , iront à cinquante ou à cent pages tout
au plus. Le zèle, la sagacité des membres du
comité de législation , auxquels ces matières sont
d'ailleurs si familières , m'autorisent , Monsei-
gneur, à vous assurer que cet ouvrage sera ter-
miné long-temps avant la fin de la session pro-
chaine des corps législatifs. Il aura donc le temps
d'être proposé et discuté dans les deux chambres,
et d'être sanctionné par S. M. dans le courant de
181 5, au point de lui donner force de loi, à
compter du 1" janvier 1816. Ces moj'ens sont
cxpc ditifs j et après les avoir pris, je ne crois pas
( »57 )
que l'impatience française ait aucun niol.r rai-
sonnable de se plaindre de la lenteur que votis
aurez mise à lui donner un nouveau Code.
Ces nouveaux changemens, sanctiounés par
les pouvoirs législatifs , seraient intercalés dans
le texte des parties eonservées, de manière à ne
faire ensemble qu'un seul et même ouvi'age. On
pourrait l'intituler le Code Français, ou le Code
Louis XYiil. Ce petit changement nous débar-
rasserait à jamais du scanciale d'éire toujours
nominativement gouvernés par les lois d'un usur-
pateur, et nous permettrait en même temps de
substituer un code vraiment national au code
révolutionnaire qui nous a régi si long-temps.
C'est immédiatement après la promulgation de
ces nouveaux règlemens, qu'on proposerait aux
deux chambres, comme loi fondamentale de l'em-
pire, la révision triennale^ livre par livre, ou
chapitre par chapitre, des différentes paities du
code qu'on viendrait d'adopter. C'est alors qu'on
déterminerait avec la plus scrupuleuse attention
et par de nouveaux calculs , dans lesquels on au-
rait égard à toutes les données v.m compliquent
nécessairement la résolution de ce problème,
quel serait l'intervalle de temps le plus raison-
nable à accorder pour revoir, une à une, les
( i^S )
lois contenues clans ce recueil , afin d'en donner
une seconde édilion plus complète, plus analogue
à l'esprit du gouvernement nouvellement établi,
et plus en harmonie avec les relations politiques
qu'ont entre elles les difl'érentes classes du peuple
français.
Ce laps temps convenu , on partagerait ce
Code en autant de sections qu'il y aurait d'années
d'intervalle pour sa vérification totale; et on
procéderait ensuite à la discussion respective de
chacune de ces parties , de la même manière que
je l'ai proposé dans mon premier mémoire. Deux
ans avant le terme de ce travail, on référait un
nouvel examen , on préparerait de nouvelles
coupes pour la seconde édition de ce Code qui
tirerait à sa fin, et on se précautionnerait d'a-
vance pour commencer la révision du Code qui
viendrait de paraître , dans la même session où il
aurait été sanctionné : ainsi de suite jusqu'à une
nouvelle révolution destructive , ou à un chan-
gement malheureux dans les principes du gou-
vernement.
Mais à mesure que le nombre des éditions de ce
Code s'augmentera, les lois qu'il contiendra seront
plus perfectionnées, les changemens nécessilés par
les circonstance^ setoni moins urgens3et,dans une
( 1^9 )
époque qui n'est peul être pas bien éloignée,
toutes les publications de ces recueils successifs
ne seront, à peu de chose jirès, que des copies
collationnées et sans cesse renouvelées du même
ouvrage. Vous êtes jeune , Monseigneur, et vous
avez l'espoir de poser vous-même la dernière
pierre de cet édifice , que vous et vos successeurs
n'auront qu'à entretenir avec soin.
En forçant le comité de législation à étudier
et à proposer les corrections qu'il est indispen-
sable de faire aujourd'hui au Code Napoléon,
ses membres auront acquis une connaissance ap-
profondie de ses détails, et une idée très-exacte
de son ensemble. Plus instruits et mieux pré-
parés, ils vous désigneront avec plus de sûreté
le nombre et la nature des sections qu'il serait
avantageux de soumettre à la nouvelle révision
triennale. Supposons, Monseigneur, qu'ils les
portent à quatre : nous venons de voir que le
Code de Louis-le-Désiré, ou le Code Napoléon
suffisamment corrigé, serait en état d'avoir force
de loi le 1*"^ janvier 1816. 11 aura donc été dis-
cuté et sanctionné en 181 5. 11 ne serait pas plus
difficile d'annoncer, la même année, aux deux
chambres du corps législatif la parlie ou les cha-
pitres de ce nouveau Code qu'elles auraient
( i4o )
l'obligation d'examiner de nouveau en 1816,
afin de les rendre moins défectueux, et qu'ils
fussent promulgués, ayant force de loi , en 1818.
L'hypothèse que nous avons adoptée nous pré-
sentant quatre de ces parties à retoucher , il nous
faudra donc quatre de ces examens consécutifs
pour compléter la révision totale de cet ou-
vrage , qui sera finie par conséquent en 1820
ou 1821.
Grâce à cette méthode, dans cinq ou six ans
d'ici, les Français jouiront des meilleures lois
qu'on puisse leur donner dans le même inter-
valle de temps. Mais remarquez , Monseigneur,
que dès 1816 la France possédera un Code
passable et aussi bon que les circonstances poli-
tiques du moment peuvent lui permettre d'es-
pérer; que le quart de ses défauts sera corrigé
et entièrement eficicé en 18 17, la moitié en 18 18,
ainsi de suite jusqu'en 1820 , où il n'en restera
plus d'autres que ceux dont le législateur, par
prudence, n'aura pas cru encore devoir s'oc-
cuper.
Le Code de 1816, et ses révisions successives
qui doivent être achevées en 1820 ou 18a 1, ne
sont que des préparatifs : à proprement parler,
nousn'aurons travaillé jusqu'en 1823 exclusive-
I
( i4i )
ment, qu'à raccomoder, ou à eniplâtrer, pour
me servir d'une expression vulgaire, les dé-
iiiuts du Code INapoléon. L'obligation de gou-
verner les Français sans secousses marquantes,
nouis faisait un devoir d'éviter les changemens
trop subits dans les principes de sa jurispru-
dence. Mais cinq ou six ans d'étude et de réflexion
sur ce même sujet, nous auront beaucoup éclai-
rés à son égard. Nous pourrons décider alors,
avec connoissance de cause et sans crainte de
nous tromper , quelles doivent être les bases
fondamentales de notre législation future, et
tracer d'avance le tableau du but où nous vou-
lons atteindre. Si, dés à présent, nous étions
assez heureux pour l'entrevoir, il nous serait
facile, en concertant bien notre marche, pen-
dant les cinq ou six ans que nous emploierons à
reviser ces deux rédactions successives et pré-
paratoires, de nous approcher, sans éprouver
d'obstacle majeur, de cette terre promise, l'ob-
jet de nos désirs; de nous y loger sans éclat, et
sans intervertir, par des innovations précipitées,
l'ordre accoutumé de la société , ni d'aucune de
ses classes.
A cette époque , notre situation politique sera
définitivement arrêtée. Le nombre des lois de
( 14^ )
circonstance sera beancoup diminué en 3821'
ou 1822. Nous aurons alors de la marge; les
Français posséderont un Code complet ; et quoi-
que provisoire, il nen satisfera pas moins à
leurs besoins et même à leur impatience. D'ail-
leurs la connaissance des principes que v^ous
aurez adoptés, commencera à se répandre: on
les approfondira et on rendra en même temps
plus de justice à votre sagesse et à la circonspec-
tion que vous aurez mise à développer et à dé-
riger leurs conséquences en foraie de loi.
C'est alors que nous pourrons partager en
plus petites portions le Code de 1821, et porter
à vingt ou trente ses différentes sections, qu'on
soumettrait successivement, année par année, à
la révision triennale des deux chambres. Cette
marche étant plus lente et plus réfléchie, per-
mettra à la jurisprudence du royaume de che-
miner toujours vers sa perfection par un mou-
vement continu , sans soubresauts trop marqués,
ni trop nombreux. Alors toutes les parties de
jurisprudence, au lieu d'être composées de pièces
et de morceaux, comme la plupart de celles des
autres peuples , seraient fondues et refondues
toujours d'un seul jet. Alors l'esprit public aura
pris plus de consistance , il discutera mieux ses
( 1« )
véritables intérêts, et il aura des opinions mieui
raisonnées sur la législation la plus convenable à
sa situation et à son caractère. Alors on traitera
sérieusement ces matières d'après les jjrincipes
de la politique et les conséquences d'une saine
logique^ et non d'après des phrases sentimen-
tales, des subtilités métaphysiques, des adages
des philosophes modernes , et des plaisanteries
bonnes ou mauvaises de quelques-uns de nos
écrivains. Alors les lois proposées, les chapitres
du Code qui seraient à l'ordre du jour, pour être
revisés, deviendraient un sujet de controverse
conmiun aux deux chambres et aux sociétés
particulières. Alors la vér itable instruction ga-
gnera tous les jours un plus grand nombre de par-
titans, et acquerra par conséquent plus de consi-
dération et d'autorité. Il se formera donc alors
un esprit général parmi nous , d'où il résultera
un respect religieux et un inviolable attache-
ment pour les lois que nous croirons avoir faites,
et pour les institutions et les éiablissenfens qui
en garantissent la conservation.
Les chapitres soumis annuellement à la cen-
sure du public et des deux chambres, étant en
moindre quantité, en raison du nombre de cou-
pes qu'on aura faites dans le Code qu'on vérifiera
( j44 )
pour la troisième fois , il s'ensuit que les point»
de iurispruclence qui les rempliront, n'en seront
que plus circonscrits; qu'on aura plus de facilité
pour en voir l'ensemble, en suiv^re les détails, et
pour apprécier, avec plus de sûreté, si les nou-
v^elles lois qu'on proposerait en remplacement des
anciennes, produiront de meilleurs effets. Les
orateurs des divers partis ayant un champ moins
étendu pour leur raisonnemens, ils auront aussi
moins de prétexte pour divaguer et pour détour-
ner l'attention du public, leur juge naturel, par
des digressions inutiles , absolument étrangères
au sujet et aux principes d'après lesquels il doit
être discuté.
C'est alors qu'on commencera à mettre la
main à l'œuvre pour réaliser le plan qu'on aura
adopté, et qu'on profitera des matériaux qu'on
aura amassés et fiçoimés exprès, pour élever,
sur des bases soLdes le Gouvernement de la
France, tel qu'on veut l'avoir.
C'est alors aussi que vous vous occuperez,
Monseigneur, à établir irrévocablement, et d'a-
près les principes que vous aurez préférés, la
composition^ etc. etc. des tribunaux; le npmbre,
la hiérarchie, les moyens de salaire et d'ambition ,
etc, etc., des magistrats ; la considération, l'au-
1
( i45 )
torité, les fonctions publiques, etc., etc., etc. ,
du clergé j la suprématie, ou au moins les rela-
tions des prêtres, du cérémonial, etc., etc. , de
la religion dominante, avec ceux des autres sec-
tes tolérées, etc., etc., etc. et une infinité de
questions de cette importance , mais si éloignées
de l'esprit et des habitudes, que nous a laissées la
révolution , que leur théorie est trop obscure
pour être aperçue du public , et dont les consé-
quences seraient peut-être dangereuses, si l'on
voulait les mettre trop tôt en pratique.
Voilà, Monseigneur, les grands projets que
vous aurez à réaliser en 1821 ou 1822, et même
plutôt , si, après de mûres réflexions et la con-
naissance approfondie de toutes les pièces, vous
trouvez convenable d'avancer l'époque que je
viens de fixer assez vaguement.
Mais, si, pendant cette année-ci ou l'autre,
vous arrêtez définitivement le plan que vous vou-
lez suivre par la suite, vous sentez. Monseigneur,
que dans ces quatre ou cinq années d'intervalle,
vous aurez plus d'une occasion pou r placer et choi-
sir vos postes, pour en nommer les chefs et leurs
principaux collaborateurs , les familiariser avec
vos idées, et les engager, par toute l'influence
de votre génie et de votre charge, à vous indi-
a 10
( i46 )
quer les difficultés qui pourraient entraver le
cours de vos opérations ultérieures , à vous ai-
der à les aplanir , et à préparer d'avance les
voies et moyens qui, au temps préfîx , assureront
le succès de votre entreprise, de manière que
tout soit prêt quand vous voudrez agir.
Mais pendant ce temps là , tout le monde aura
celui de s'éclairer par ces discussions triennales,
de s'initier peu à peu dans le secret de vos bonnes
intentions et de s'instruire de la vérité des preuves
qui les appuient. Les novateurs turbnlens, ef-
frayas par la lenteur inaltérable des discussions
triennales , renonceront à l'espoir d'augmenter
leur fortune ou leur célébrité par des change-
mens perpétuels dans la législation de l'empire
et dans les habitudes des différentes classes de
la société. L'état sera plus tranquille, et son gou-
vernement , plus stable , éprouvera dans sa mar-
che moins de difficultés et moins de tracasse-
ries, parce que ses employés, continuellement
forcés de se conformer au même ordre de choses ,
connaîtront mieux l'étendue, les détails et les
bornes de leurs fonctions. 11 faut donc espérer,
Monseigneur, qu'alors le public , au lieu de s'op-
poser, par son bavardage et ses raisonnemens
décousus, à l'exécution de vos projets , les sou-»
( 147 )
tiendra au contraire de toute sa force, et qu'on
le verra impatient de jouir des lois et des insti-
tutions qui doivent fixer son gouvernement sur
des bases connues et bien consolidées.
Nous avons considéré jusqu'à présenties deux
chambres du corps législatif comme des instru-
mens nécessaires pour fixer et améliorer succes-
sivement notre jurisprudence. Leur révision an-
nuelle du Code national nous a paru le moyen le
plus sûr pour le porter au dernier point de per-
fection oii les travaux humains puissent parve-
nir ; mais il ne serait pas étonnant que les dis-
cussions journalières de nos représentans sur les
lois qu'on leur proposerait d'adopter , ne soutin-
sent à leur tour le corps législatif, et ne l'em-
pêchassent de s'écarter de son devoir et des prin-
cipes du nouveau gouvernement que le roi vient
de donner à ses sujets.
Si la paix continue encore quelque temps ,
l'instruction , la sagesse de S. M. et de son con-
seil, aidées et soutenues par les débats de ces
hommes à grands talens que les assemblées lé-
gislatives ne manqueront pas de produire, fini-
ront, à une époque assez prochaine , par ré-
gler toutes les parties du gouvernement aussi
lO.
( i48 )
bien qu'elles peuvent l'être. Les ministres n'au-
ront plus rien à faire qu'à maintenir l'ordre dans
leur département, et à nommer aux places va-
cantes. La république de Venise , Marie Thérèse
en Autriche, Frédéric II en Prusse, nous offrent
des exemples, qni ne sont pas encore bien anciens,
de cet état de stagnation qui rendrait à jamais le»
souverains tranquilles et les peuples heureux,
s'ils en connaissaient assez le prix pour empê-
cher , sous quelque prétexte que ce fût , qu'on
dérangeât dans la moindre chose l'ordre établi.
Mais croyez-Tous , Monseigneur, que tous ces
orateurs , qui , depuis quelque temps seraient ac-
coutumés à quitter leur province pour se réu-
nir dans une des deux chambres, afin d'y dis-
cuter les grands intérêts de l'état, aient le bon
sens et le patriotisme de se taire , quand ils n'au-
ront plus rien à dire? Pouvez-vous imaginer que
ces athlètes, fier s de leur force et remplis d'amour-
propre, qui sont accourus de tous côtés pour con-
courir dans ces arènes politiques, avec l'espoir
d'y briller par leur éloquence , et d'en rempor-
ter plusieurs couronnes , veuillent bien rester ^i
repos, et s'en tenir à conserver obscurément, et
dans le silence le dépôt précieux qu'on a miïi
( 1*9 )
SOUS leur sauve-garde ? L'esprit exalié de ces re-
présentans se contentera-t-il de prolonger la per-
ception des impôts nécessaires, de statuer sur
des objets minimes à leurs yeux, et sur les af-
faires courantes d'un état déjà bien réglé? A dé-
faut de sujets réels , ils en prendront d'imagi-
naires ; et si une guerre ou une grande secousse
ne leur fournit point de matéiiaux dignes
d'animer leurs discours; on verra reparaître,
peut-être sous d'autres formes , ces savantes dis-
sertations sur les lois naturelles, les droits de
V homme y la liberté du peuple^ et sur une infi-
nité d'autres mots pareils avec lesquels on fait
toujours beaucoup de biuit, parce qu'ils ne sont
jamais bien définis, et que chacun leur donne
l'acception qui lui plaît. Les idées libérales re-
viendront sur le tapis, la sensibilité de nos dé-
putés se réveillera, à chaque instant leurs larnira
couleront à grands flots, et ces graves législa-
teurs croiront ne pas perdre leur temps, et bien
mériter de leurs compatriotes et de la postérité
en faisant leurs efforts et en déployant leurs talens
pour démontrer l'urgence d'empêcher le peuple
de se donner des coups de poing, les chiens de
boucher de mordre les bestiaux qu'ils mènent
chez leur maître, les gendarmes d'arrêter trop
( i5o )
brutalement les malfaiteurs, etc. (i). Ces mêmes
phflantropes exagérés s'empresseront de dé-
truire les fondations pieuses , ils se réjouiront
d'avoir réduit à la mendicité la classe nombreuse
de citoyens honnêtes qui les desservaient ; ils
spolieront les propriétaires de terre pour paj^cr
les agioteurs créanciers de l'état , et ils n'appel-
leront pas cela faire banqueroute : on les a déjà
vus déplorer, à chaudes larmes, la traite des
nègres, et regarder d'un œil sec le commerce
qu'on faisait de leurs compatriotes , qu'on enchaî-
nait pour les conduire aux armées et les con-
vertir en chair â canon , etc J'abrège ces ta-
bleaux déchirans. Mais, Monseigneur , nous
sommes perdus pour la seconde fois, si les larmes
remplacent nos raisonnemens , et si les idées li-
bérales infectent de nouveau nos principes de po-
litique et de législa.tion.
Ces inconvéniens sont majeurs, mais on peut
les écarter ou les affiiiblir en partie par les révi-
sions annuelles du Code national , qui devien-
dront des pièces de résistance , toujours prêtes à
(i) Voyez les débats du parlement d'Angleterre , les
écrits ministériels de M.Necker , et de tant d'autres homme$
d'^état seutimeutaux. -'^
(i5. )
salisîaire la loquacité de nos représenlans , et à
les détourner de ces questions ridicules qui fini-
raient par devenir dangereuses , quand elles se-
raient traitées trop sérieusement par l'élite d'une
nation, surtout cliez un peuple dont les qualités
principales ne sont ni le jugement, ni un esprit
réfléchi. La pente naturelle de ces deux chambres,
comme celle de tout autre corps politique déli-
bérant, les porte à devenir apathiques ou fac-
tieuses. On ne connaît point encore en France les
embarras qu'on éprouve quand on veut contenir
les esprits dans un juste milieu , ni la peine qu'on
a, dans un gouvernement sage, pour alimenter,
pendant chaque session , une compagnie de lé-
gislateurs , qui sont tourmentés par l'envie d'ac-
quérir delà célébrité avec de nouvelles idées ou
de belles paroles.
J'insiste, Monseigneur, sur la revision trien-
nale du Code, parce que je suis convamcu qu'en
politique c'est un principe général et commun
à tous les peuples qui veulent fixer et améliorer
successivement leur jurisprudence; partie trop
dédaignée par certains hommes d'état, parce
qu'elle n'est pas brillante , quoiqu'elle soit la
branche la plus essentielle d'un bon gouverne-
( i53 )
ment , puisqu'elle est la source primitive et pres-
que exclusive de la prospérité ou de la dégrada-
tion d'un empire.
Je suis avec respect ,
Monseigneur ,
De Votre-Excellence ,
Le très-humble et très-obéissanfe
serviteur,
Le chevalier DE S.
LETTRE VIII.
Des plaintes sur la détresse de l^ Agriculture et
du Commerce en Angleterre.
Londres, i" décembre 1816.
A M. liE Duc DE L.
M
ONSIEUR
Lors de mon dernier voyage à Paris, je vous
trouvai , comme beaucoup d'autres personnes
de distinction , l'esprit frappé d'entendre de tous
les points de l'Angleterre des plaintes sur la dé-
tresse de l'agriculture et le dépérissement du
commerce. Vous désirez être à même d'appré-
cier ces plaintes à leur juste valeur j et si le mal
existe, vous voudriez en connaître le remède.
Vous n'êtes pas de ces politiques à courte vue
qui ne voient qu'un sujet de joie dans les mal-
heurs d'une nation voisine, et si cela éloit en
votre pouvoir vous ne laisseriez pas dans la dé-
( i54 )
solation une contrée qui a éclairé les hommes et
leur a rendu de grands services. Vous ne voudriez
pas changer en un repaire de brigands et de bar-
bares la pairie des loix, de la morale et de la
liberté? L'opinion que vous avez publiquement
manifestée à ce sujet , vous fait trop d'honneur
pour que je ne la cite pas ici. « Je confesse , dites-
vous, que je ne puis concevoir ni partager cette
haine jalouse que l'on veut confondre avec le
plus noble des sentimens, l'amour de la patrie.
L'envie au contraire est la plus basse des pas-
sions- et pourquoi penserions-nous qu'elle est
moins basse, lorsqu'elle embrasse des milliers de
ïios semblables , que lorsqu'elle est dirigée contre
un seul individu?» Plein de ces idées généreuses,
vous avez fait une peinture très-exacte de l'indus-
trie anglaise et de ses résultats extraordinaires ;
vous avez tracé, succintement il est vrai, mais
de main de maître , l'esquisse de notre système
de crédit public, de l'état de notre agricul-
ture, de nos manufactures et de notre com-
iiierce; vous avez démontré ces causes qui accé-
lèrent les progrés de la population, qui avivent
l'esprit d'industrie , augmentent le capital natio-
nal , et nous ont rendus capables de prendre une
piirt active ( ce que la nature semblait nous avoir
( i55 )
refusé) dans la grande conlestalion qui s'"est
élevée en Europe pour la défense de l'ordre et
delà légitimité. Je citerai quelques failsbicn Irap-
pans à l'appui de ce que vous avez avancé. Mais
on demandera d'où vient le cri de détresse qui
retentit de tous côtés. Je répondrai en peu de
mots : il est la conséquence inévitable du système
que nous avons suivi jusqu'à ce moment, et qui
a été si avantageux et pour nous et pour le
inonde iui-méme. Ce syslème néanuîoins porlait
en lui-même des germes de discorde, et devait
nous conduire nécessairement tôt ou tard à l'état
de souffrance où nous nous trouvons actuelle-
ment. P^ous nous sommes empressés d'être grands
par le commerce , comme vous vous êtes em-
pressés de l'être par la guerre, et chacune des
deux nations a dépassé le but. Vous me pardon-
nerez peut-être de répéter ici ce que j'ai dit dans
mon premier ouvrage en 1 800 ; l'observation
n'était peut-être pas même alois bien neuv^e,
mais eiie m'était suggérée pas mes propres senti-
mens, et elle n'est pas enliéretiient inapplicable
aux circonstances actuelles. Relativement aux
grandes entreprises de commerce qui se for-
maient, je m'exprimais ainsi : «L'admiration est le
piemier sentiment qu'excitent les effets de ce
( i56)
merveilleux principe qui a produit un si surpre-
nant changement clans la constitution morale et
physique du globe. II semble qu'inspirés par l'en-
thousiasme nous venions nous prosterner de-
vant l'idole du commerce; mais la réflexion nous
dit de nous arrêter, et d'examiner si on ne lui
rend pas un culte trop exclusif. Le commerce est
un grand instrument dans la main de la raison,
il rapproche et lie entre elles les familles éparscs
sur la surface de la terre ; mais ne renfermons
pas toutes nos affections dans nos bourses , nos
comj)Loirs et nos livres de commerce; craignons
qu'en devenant riches en productions et en ma-
nufactures , nous ne nous appauvrissions en
honnnes de caractère et de talens. Ce n'est pas
que je prétende que l'Angleterre soit aujourd'hui
dépourvue de gens distingués parleur mérite ou
leurs senlimens généreux; je veux dire seulement
quon s*est occupé avec trop de prédilections
de la grande machine du commerce. »
Tout le niai vient de cette déplorable révolu-
tion qui, dans toute l'Europe, a rompu les liens
de l'organisation sociale, qui a confié au hasard
les plus chers intérêts du genre humain, qui a
excité et poussé jusqu'à l'extravagance les plus
nobles comme les plus odieuses de nos passions ^
( i^^7 )
qui enfin a rendu inévitable la guerre la plus
violente et la plus générale dont le monde ait
jamais été témoin. Dans cette pénible conjonc-
ture, menacés de dangers à l'extérieur, et assiégés
dans l'intérieur par des factions domestiques, il
n'était pas aisé, il n'était pas possible aux gou-
vernemens de délibérer toujours avec prudence
et réflexion sur le choix de leurs moyens j ils ont
été souvent forcés de laisser flotter les rênes, et
quelquefois même il fallait précipiter la course,
alors même qu'on voyait tous les dangers de la
route. Le grand ressort de la puissance dans les
mains du ministre anglais au moment où la révo-
lution a éclaté, était le crédit public qui entrait
tout à la fois comme cause et effet dans les res-
sources nationales. Le ministre s'est servi avec
habileté de ce mobile, il a donné l'impulsion à
l'industrie et à l'esprit d'entreprise ; et ce mou-
vement a été suivi dans le système des taxes,
qui a produit une élévation dans le prix de tous
les objets. Mais les vastes opérations financières
du gouvernement, et la nature particulière de la
guerre , en maintenant ces prix exorbitans , ten-
dirent à porter le crédit bien au delà des bornes
du capital , et à convertir les entreprises indus-
trieuses en spéculations hasardées.
'( i58 )
Quelques faits éclairciroiiL ce que je viens de
dire. Conimençous par celui qui s'offre d'abord à
l'imagination de la plupart des hommes quand
ils parlent de richesses. Je veux parier du numé-
i[*aire qui est le signe de la valeur échangeable,
La plus simple notion qu'on se forme du numéraire
est celle d'un métal portant l'empreinte du sou-
verain , comme garantie de son poids et de son
titre. Je n*ai pas de données certaines sur la
quantité de cuivre qui a été légalement monnayée
en Angleterre :elle ne peut avoir été considéra-
ble. Mais, sous le règne actuel, la fabrication de la
monnaie d'or et d'argent a monté à la somme de
plus de soixante-sept millions sterling, dont la
plus grande partie a été frappée en or (i). Dé
(i) La livre sterling a une valeur différente en monnaie
de France , selon qu'elle est en or ou en argent. La liyre
d'or, ou f^ d'une guinée, est égale, d'après les calculs les
plus bas, à 25,o84 francs. La livre d'argent, ou 20 shellings
est égale à 24,4 francs. D'après cette base , on peut calculer
que la monnaie IVappée sous le règne actuel s'élève.
En or, 07,063,875 L. = 1, 688,765, 44o francs.
En argent, G4,5S* = ipjô^j'jG
67,428,463 L. i,6go,33i,ai6
( 159 )
cette énorme masse de numéraire, les dix-neuf
vingtièmes ont peut-être disparu de la circula-
tion ; mais ils ont été remplacés et au delà par
d'autres signes, et maintenant notre monnaie
consiste en ,
i". Une petite quantité de monnaie frappée par
le gouvernement;
52". En dollars estampillés et autre petite mon-
naie d'argent émise par la banque, depuis I797 j
3*. En billets de la banque d'Angleterre;
4°. En billets des banques provinciales.
Essayons maintenant de donner une estimation
du tout : les dollars et petite monnaie d'argent
ont monté à quatre ou cinq millions sterling (1),
C'est en juillet i8i4 qu'il y avait en circulation
la plus grande quantité des billets de la banque :
elle allait à près de trente-un millions sterling (2).
(1) La valeur nominale était de 5,où^,^So L-; mais la
valeur intrinsèque allait seulement à 4,o7i,y44 L. =
99,355,433 francs.
(2) C'est-à-dire 3i,3oi,6io L. Cette somme ne peut
être exactement évaluée en espèces métalliques; parce que
les billets de banque n'ont point été échangeables contre
elles à aucun taux depuis 1797- L'évaluation vulgaire (ou
24 francs ) porterait cette somme à 751,236,240 fr. ; mais
la livre a varié , seloa le cours du change , de 17 à 26 fr.
( i6o }
Les billets des banques provinciales étant émis
par environ deux mille individus qui composent
six ou huit cents établissemens dans diverses par-
ties du royaume, et qui n'ont d'autres bornes
que leur propre .crédit, ne peuvent être évalués
avec la même précision que les billets de la ban-
que d'Angleterre : on les estimait néanmoins en
1810 à 32,961,169 livres sterling ; et je suis porté
à croire que depuis ils ont dépassé cette-somme,
et probablement en i8i4 ils allaient au delà de
trente-trois millions. Vous ne penserez pas que
j'exagère les moyens de circulation de la Grande-
Bretagne, à la première paix, en l'estimant à
soixante-dix millions de livres sterling ; cette
somme est des deux neuvièmes moindre que
celle qui, suiv^ant INecker , se trouvait en circula-
tion en France avant la révolution.
Elle a eu des résultats bien plus heureux,
dus aux améliorations adoptées dans la conduite
des affaires de la banque, ainsi qu'à l'état respec-
tif du crédit public; et en effet, dans une séance
du comité des monnaies en 1810 (1), il fut assuré
(1) Yoir le discours de M. ^oljustone dans la chambre
des communes, le 19 juillet 1811. Les bases de l'estimation
sont ainsi qu'il suit : Les billets de 5 L. chacun et au-dessus
r
( '6, )
que dix millions de billets de banque étaient ca-
pables de tenir à flot à peu près autant d'affaires
que l'auraient fait cinquante millions en 1800.
Delà, je conclus que nos soixante et dix millions,
de moyens de circulation, en temps de paix,
étaient plus qu'équivalens à cent millions pen-
dant la guerre. A cette époque , néanmoins , il
existait seulement environ onze millions de billets
de banque, probablement beaucoup moins d'or,
et très-peu de papier des provinces , de sorte
qu'on peut évaluer le tout à un peu plus de pingt-
cinq millions j et s'il en est ainsi, la propriété en
doivent, aux termes de la loi, être biffés au bout ile trois
ans ; les billets au-dessous de celte somme sont en général
supposés devoir être retirés de la circulation dans le même
espace de temps. Tous ces billets paient un droit de timbre
proportionnel. De là on présume que les timbres frappés
dans les trois années qui précèdent une période donnée ,
indiqueront le montant des billet» en circulation à la même
période d'une manière assez approximative. Cela posé,
les billets des banques provinciales , en 181 4, se trouve-
ront avoir été de L. 32,33o,427 ; savoir: émis en 1812.
L. 10,116,292; en i8i3, 12,166,933; en i8i4, 10,047,202.,
Mais il est probable que quand il n'arrive point de faillites
considérables dans les trois années, ce calcul est plutôt
au'dessous qu'au-dessus de l'état réel de la circulation.
3 11
( '60
circulation doit avoir été multipliée quatre fois
pendant la guerre. 3e dis la propriété , ne m'ar-
rêtent pas à celle qui est réelle et matérielle, mais
comprenant dans ce mot toute chose qui repré-
sente, dans les mains de celui qui la possède,
une propriété quelconque • et qui a la même
valeur aux yeux de ceux avec lesquels il a formé
des engagemens ou fait des transactions.
Ainsi le capital de la dette nationale doit, de
fait, être considéré comme une propriété dans
les transactions des individus ^ d'après sa valeur
au cours. Un propriétaire de L. 10,000, dans
le fonds des trois pour cent, quand ils étaient à
soixante , avait réellement une propriété qui lui
représentait L. 6,000 et dont la valeur était
susceptible de hausse ou de baisse , comme l'au-
rait été celle de toute propriété consistant en
blé, sucre, suif, ou autre objet d'échange. Il
pourrait, comme un autre propriétaire, s'en ser-
vir pour acheter des terres, ou former une cargai-
son , en lie dépassant pas les limites probables du
cours. Dans le fuit, une dette nationale, comme
celle de rAn,i,!eicrre, offre un moj^en de con-
vertir en un capital immédiatement échangeable
le travail et le produit des années futures. Le
capitaliste avance an gouvernement les fruits de
1
( i63 )
l^économie passée, qui sont employés sur-le-
champ pour les besoins de l'Etat • mais cependant
ils restent comme un fonds de crédit pour
être échangés contre un nouveau capital équi-
valant. Ce fonds de crédit, si je puis m'expri-
nier de la sorte, renferme et la dette fondée
et la dette non fondée (i), et plus particulière-
ment cette dernière qui consiste surtout en
billets de Téchiquier portant un certain intérêt,
et qui sont ainsi les plus négociables des effets
du gouvernement. Le fonds d'amortissement,
bien que pendant la guerre il ait facilité les con-
versions du capital que j'ai décrit, ne peut pas
lui-même éire considéré comme un capital. Je
parlerai plus bas de son caractère particulier.
Le système de faire d'une propriété anticipée
une propriété du moment, n'a pas été seulement
adapté aux revenus publics -il a été la base des
opérations de la plupart des marchands, des ma-
nufacturiers et des fermiers. Les expéditions à
faire, les étoffes à fabriquer, les blés à semer,
(i) La dette fondée doit être véritablement estimée par
sa charge annuelle: celle-ci, au i*' août 1816, était de
L. 28^958,017 , répondant, au taux de l'intérêt légal en An-
gleterre , à un capital de L. 579,049,340. — La dette aoa
fondée était, le i^"" janvier 1816, à L. ^i8,ji5,55().
11.
( ifii)
étaient acceptés en gage des fonds avancés pour
des entreprises nouvelles et plus considérables.
Toutes ces opérations , s^étendant proniptement
dans toutes les parties du royaume , ont donné
naissance à un grand nombre de banques la-
cales, fondées, comme je l'ai dit plus haut, sur
un crédit local. On conçoit aisément que celle
substitution d'un capital anticipé à un capital
réel, était bien chanceuse , et devait avoir une
fin déplorable. Cependant son existence a donné
aux affaires une vie, une activité, une ardeur
dont les résultats , qui sautaient pour ainsi dire
aux yeux, étaient un accroissement de popu-
lation , une amélioration dans la nourriture , les
vétemens, les logemens de toutes les classes de la
société j de plus, la culture des terres fut perfec-
tionnée et plus étendue • les travaux augmentèrent
dans les manufactures, dans les chantiers; plus de
bâtimens furent mis en mer, plus de routes furent
construites, plus de canaux ouverts. Le nombre
des habitansde l'Angleterre et du pays de Galles
qui, en 1710^ était seulement de 5,4oo,ooo,
monta à près du double , exactement unsièc le
après, c'est-à-dire, qu'il allait à 10,488,000; et
dans le reste du Royaume-Uni ces progrés de la
population sont dans la même proportion.
( i65 ) ,
On peut se faire une idée de l'étendue de nos
manufactures par la quantité des marchandises
exportées et importées (i).
Le tonnage de l'Angleterre, qui, en 1660, à la
restauration de la monarchie, consistait seule-
ment en 95,266 tonneaux, montait en 181 5 à
3,366,227 tonneaux : accroissement presque in-
croyable , surtout quand on songe aux événe-
mens qui ont désolé l'Europe pendant une
partie de cette même année. Et le produit
du sol et des manufactures britanniques ex-
porté dans ces bâtimens, dont, en 1784, la
(1) La note ci-dessous a été extraite au hasard d'une
masse de documens officiels mis à diverses époques sous
les yeux du parlement.
Coton brut importé en 1811.
i36,57o,io3 livres pesant.
Laines manufacturées ex-
portées en i8i5 io,200;936, valeur déclarée.
Toiles irlandaises exportées
en 181 4 31,026,491 verges.
Toiles britanniques et étran-
gères exportées en i8i5. . 1,618,575, valeur déclarée.
Fer britannique exporté en
i8i4 4o,855 tonneaux.
Quincaillerie anglaise /idem, 6,162 tonneaux.
( ISS )
valeur était de L. 18,695,000, a monté , en
i8]5, à L. 53,217,445.
J'ai dit que le peuple en avait retiré, entre
plusieurs avantages, celui d'avoir de meilleurs
logenjens; la preuve en est dans l'accroissement
des maisons. De 180 1 à 18 11, il en a été bâti
plus de 245, oo5, dont, dans les seuls fliubourgs
de Londres, i5,i3i du côté de Middiesex, et
5Go8 du côté de Surrey.Une autre résultat avan-
tageux est la propreté qui , comme utile à la
santé , mérite quelque considération. A cet égard ,
j'ai su par un des principaux manufacturiers
de savon que la consommation de cet article s'est
accrue d'un tiers dans les vingt dernières années.
Les seuls droits sur le savon pendant l'année der-
nière ont monté à L. 648,2x6. Enfin, les sommes
levées pour l'usage du gouvernement, tels que
les taxes ou les emprunts démontrent aussi par
leur progression l'accroissement de la richesse
nationale. En 1792 , elles ont monté à L. 19,673, 265,
et en i8i4, à L. i34,o34,675. Ne soyez pas surpris
que je vous donne les taxes et les dettes pu-»
bliques comme une preuve d'un accroisse-
ment de prospérité : il est évident qu'en gé-
néral elles sont le produit d'un surplus de
capital j et , quoique dans des cas particuliers un
( iG7 )
gouvernement puisse s'emparer d'un capital des-
tiné à la reproduction , cependant dans un nombre
d'années déterminé , l'accroissement progressif
du surplus indique nécessairement une amélio-
ration correspondante des puissances reproduc-
tives de l'industrie. Ainsi je pense avoir prouvé
l'avancement rapide de notre prospérité , en
montrant que les signes de la propriété ont
été multipliés en espèces, en papiers de circula-
tion et effets (lu gouvernement, et en revenus
de l'état; en faisant voir que la propriété elle-
mêuie, considérée comme fruit du sol ou produits
de l'industrie, ou comme servant à la commoditéet
à l'aisance de tous, s'est pareillement augmentée
et enfin , en prouvant que la force de la nation
s'est accrue dans ses sources radicales, qui sont
le nombre des habitans et l'emploi de leurs
ras.
Nous avons commencé par dire hautement que
cette augmentation de prospérité ne s'est pas faite
sans des chocs nombreux etviolens. Je ne revien-
drai pas sur la triste péiiode de 1 797 où la flotte
anglaise se révolta , où le revenu diminua sensible-
ment , où le paiement en numéraire à la banque se
trouva pour la première fois suspendu; je me
bornerai à rapporter encore un passage de l'ou-
( i68 )
vrage que j'ai déjà cité, en parlant des ëvène-
mens d'alors. Je disais : ce ces exemples mon-
trent que la vie et la conservation d'un pays
ne dépendent pas de sa seule énergie quelque
grande qu'elle soit. Avant que le corps entier se
dissolve , il faut que la télé soit malade et que le
cœur s'affaiblisse; et cetle dissolution d'un état
politique peut avoir lieu dans des temps de paix,
d'abondance et de grandeur. Aucun de ces avan-
tages ne peut l'en préserver; le seul ren)ède est
dans l'union de toutes les affections naturelles, le
lien de famille entre tous les enfans de l'état. »
La détresse du commerce peut cependant avoir
des causes particulières plus directes. Vous les
avez parfaitement décrites; vous semblez avoir
prévu nos embarras actuels, quand vous obser-
vez que toutes les fois que la fortune ouvre les
portes de son temple , la foule s'y précipite avec
un empressement qui approche de la frénésie ;
qu'on se presse, que l'un renverse l'autre, sans
qu'il y ait possibilité de prévenir ces fâcheux ac-
cidens. Ainsi la cupidité s'enflamme, à l'aspect
d'une entreprise couronnée d'un succès extraor-
dinaire, les spéculations se multiplient sans au-
cune limite , les marchés sont gorgés : les pre-
miers venus ont fait des gains énormes ^ et ceux
(iC9)
qui les suivent font banqueroute. Le contre-coup
se fait sentir dans les manufactures avec la rapi-
dité de la foudre 5 en un instant, la demande
cesse , les ordres sont révoqués, la forge est si-
lencieuse, le métier s'arrête, l'ouvrier est réduit
à l'oisiveté, et manque du nécessaire.
Quelques mois ont suffi pour justifier, sur
beaucoup de points de l'Angleterre, vos judi-
cieuses observations. Pendant la guerre nos
victoires 5ur mer nous avaient assuré le mono-
pole de presque tous les produits des colonies ; et
le système continental, soutenu comme il l'a été
par la politique aussi faible que perfide du gou-
vernement américain , n'a eu d'autre résultat que
de nous rendre les seuls fournisseurs, pour les
deux continens, du produit de nos manufactures
qu'aucune prohibition ne pouvait entièrement
exclure. On prétend que le système continental
a été favorable aux manufacturés du continent,
La meilleure réponse à cette assertion , est qu'en
1806 , date du décret de Berlin , nos exportations
furent officiellement évaluées (1) à L. 54,954,845 ,
(1) Je prends ce mode officiel d'évaluation, parce qu'il
reste le même aux deux périodes : le prix du marché , ou
la valeur déclarée , quoique toujours fort au-dessus de la
( 170 )
et que depuis elles se sont encore régulièrement
accrues chaque année jusqu'à l'an dernier où
elles ont été ( stimées à L. 60,983,894. D'incon-
séquens raisonneurs (1) nous diront que notre
monopole commercial a tendu puissanunent à
augmenter la culture dans notre île , et que la
conjplèle exécution du projet de l'ennemi de
nous exclure du continent en 1812 a accru
notre détresse. Or , connue il est arrivé que
ces deux prétendus résultats ont exactement
coïncidé à la même époque, il est inutile d'ob-
server que l'écrivain doit être en faute sur l'une
des deux parties de son dilemme. Malheureuse-
ment pour sa dernière remarque, il est prouvé que
dans chacune des années qu'il prétend que nous
avons été exclus du continent, nous avons ex-
porté [valeur officielle) pour L. io,833,5oi de
plus que dans Tannée précédente; qu'il est sorti
des produits et des manufactures britanniques
pour plus de L. 1 7,502,455 que dans les pre-
mières années de la guerre. Cet écrivain , tou-
valeur officielle, est susceptible de fluctuations qui déran-
gent la comparaison. En 1806, la valeur officielle était près
de cinq-huitiènaes de la valeur calculée d'après le terme
moyen du prix du marché.
(1) Edimbarg-Review , n° 62.
(171 )
jours avec la même exactitude , nous apprend
que la guerre d'Amérique a augnsenté nos maux.
La vérité est que nos dangers étaient de deux
espèces opposées. En j 8 1 2, le système continen lai ,
loin d'être mis à entière exécutioM se trouva
anéanti totalement.
C'est en octobre de cette année que Buona-
parte commença sa désastreuse retraite de Mos-
cow. A cette nouvelle, tous les ports furent suc-
cessivement ouverts à notre commerce. Il est
assez curieux d'entendre un grand orateur (1)
dire dans la chambre des communes que les évé-
nemens de i8i4 nous ont tout à coup ouvert les
ports du continent. Les communications avaient
été remises en activité presque partout pendant le
cours de l'année précédente j mais ce ne fut pas
notre commerce d'exportation sur lequel la spé-
culation exerça d'abord sa destructive influence.
L'achat des grains dans les ports de la Baltiqi:e
fut la première opération malheureuse : mal-
heureuse d'abord à ceux qui y avaient participé ,
et dont la plus grande partie fut ruinée, et en-
suite par les alarmes que l'entreprise répandit
parmi les fermiers anglais. Ils envoyèrent , à tous
(i) M. Brougliam.
( 172 )
prix , tous leurs grains au marclié. La récolte
de l'année suivante fut abondante , et par suite
les marchés intéiieors regorgèrent de blés. Ce
devint une question , si la législature devait pro-
téger le fermier en défendant l'importation au-
dessous d'un prix déterminé. Cette matière fut
vivement débattue entre l'intérêt des manufac-
tures et celui de l'agriculture j enfin le bill des
grains passa , mais ce ne fut à la satisfaction d'au-
cun parti : en élevant le prix de l'importation
de 63 sh. le quarter, à 80 sh.; il tendit à char-
ger les manufactures d'une augmentation dans le
salaire des onviiers- pendant que, d'un autre côté,
n'ayant pas été passé assez tôt , lïnquiélude avait
fait tomber le prix des produits de l'agriculture
bien au-dessous de leur juste niveau. Telle a été
la première cause de nos embarras actuels : elle
a frappé d'abord sur l'agriculture ; et par suite,
en appauvrissant l'agriculteur, elle a occasioné
un tort extrême à nos manufactures dans notre
marché intérieur. ♦
Le second mal relatif à nos exportations dérive
de la même causeque le premier, c'est-à-dire de
l'ouverture des ports du continent. On ne peut
néanmoins l'attribuer, ainsi que le pense M. Broug-
ham , aux restrictions antérieures qui nous fai-
( 175)
saienl souffrir, parce qu'il est de fait que notre
commerce était depuis quelque temps moins
restreint que celui de tout autre peuple. Il
serait peut-être plus raisonnable de dire que
les manufacturiers ont été égarés par les ab-
surdes déclamations si libéralement prodiguées
contre ces restrictions imaginaires. Mais cepen-
dant, quoi qu'il en puisse être , ils ont certaine-
ment exporté en i8i3, 1814, i8i5, d'immenses
quantités de marchandises par pures spécula-
tions, fondées plutôt sur leurs désirs ou leurs be-
soins à eux-mêmes , que sur ceux de leurs ache-
teurs ordinaires. Cet événement, néanmoins,
n'était pas nouveau dans l'histoire de notre com-
merce ; il en était arrivé autant , lorsque le port
de Buénos-Ayres avait été ouvert au commerce ;
on l'avait encore vu au renouvellement de la
paix avec les Etats-Unis. Car le fait est bien sim-
ple : aussitôt qu'un bâtiment peut se diriger vers
un port, et s'y défaire facilement de sa cargaison, le
prixdesonfrêtet son assui'ance baissent, et par une
conséquencenaturelle, les articles dontil est char-
gé peuvent se vendremoins cher. Cettediminution
dans les prix devait jusqu'à un certain point aug-
menter le nombre des acheteurs dans les pays où
nous ne fournissions nos marchandises qu'indi-
(17^)
rectemeut et par contrebande; mais où les com-
munications étaient directes , l'effet ne devait
pas être le même. Je crois que nos marchands et
nos manufacturiers devaient avoir celte pré-
voyance ; je crois qu'ils savaient que le projet de
nous exclure du continent, loin d'avoir été com-
plètement exécuté, n'avait jamais obtenu de suc-
cès , et que la grande majorité de ceux qui pou-
vaient être regardés comme nos acheteurs en
temps de paix, l'avaient été de fait pendant la
guerre. Ce qui a fait que nos marchands se sont
précipités avec tant d'empressement vers les ports
qui venaient de s'ouvrir , c'est d'abord l'état de
leurs magasins encombrés, et secondement le
désir d'arriver au marché avant leurs compéti-
teurs. Les conséquences ont été celles que vous
aviez prévues. La fortune a ouvert la porte de
son temple , et la foule 3'y est précipitée. Les
ventes ont foibli , les prix sont tombés au-dessous
du prix d'achat, parce qu'on ne jugea pas à pro-
pos de remporter les marchandises. Ajoutez à
cela que les manufacturiers étrangers prirent
l'altirme j ils demandèrent à leurs gouvernemens
respectifs d'imposer des taxes qu'on pouvait re-
garder comme une prohibition , et ces taxes
n'ont pas manqué de diminuer la çongommation.
( 175)
Ainsi nous avons rencontré dans les marchés de
l'étranger rleux causes de diminution de prix :
trop de marchandises et pas assez de demandes.
Le troisième coup s'est fait sentir avec une
force égale à notre agriculture, nos manufac-
tures et à toutes les espèces d'industrie. Les
vastes opérations militaires ayant cessé , les four-
nitures de toutes espèces, nécessaires à l'entre-
tien des armées, ont cessé en même temps, et la
grande diminution des demandes s'est tout à
coup fait sentir. En i8i4, la dépense des trois
services, de l'armée, de la marine et de l'artil-
lerie, monta à L. 60,237,852. L'année suivante,
malgré la guerre, cette dépense fut moindre de
L. 17,727,968 ; et celte année elle ne monte
qu'aux deux tiers de ce qu'elle a été en 181 4.
Ces causes de nos embarras , que j'ai rappelées
jusqu'ici, peuvent être regardées comme tempo-
raires ou accidentelles. Je vais passer à d'autres
causes, qui tiennent plus radicalement à notre sys-
tème. L'une d'elles, dont on s'est encore peu oc-
cupé, vient de la perfection de nos machines mé-
caniques. Le premier effet qu'elles produisent est
de rendre superflue une certaine quantité de travail
manuel. Mais, comme en même temps elles font
baisser le prix des manufactures et augmenter
( '76 )
les demandes, non-seulement elles redonnent de
l'emploi aux ouvriers , mais elles fournissent de
l'occupation à un plus grand nombre de mains;
et cela dure jusqu'à ce que les demandes, s'arrê-
tant dans leur accroissement , et la machine étant
toujours en activité, le manufacturier se trouve
encombré , et, forcé de suspendre ses entreprises,
laisse l'ouvrier pourvoir comme il peut à son
existence. Dans ce pays , des capitaux immenses
ont été mis dans les machines. Ceux à qui elles ap-
partiennent n'ont pas voulu arrêter tout à coup
leurs opérations; et beaucoup ont mieux aimé
continuer de travailler à perte, que de risquer la
ruine de leurs machines en les laissant sans em-
ploi.
Ce mal est devenu plus grand là où , si je puis
m'exprimer ainsi, les fondemens de l'édifice
élaient moins solides, où des esprits enhardis par
la facilité d'obtenir un crédit, ont bâti des mou-
lins à coton sans une espérance plausible de
vente, ou ont creusé des mines dont le produit
n'a pas suffi pour payer le travail qu'elles exi-
geaient, ou ont répandu de l'argent pour défri-
chement des landes , sans obtenir d'autre résultat
que la perte des récoltes.
Mais où le mal fut pire encore, ce fut là où un
( 177 )
succès momentané firent imaginer aux entrepre-
neurs que kurs gains seraient toujours les mê-
mes. Us se crurent autorisés à dépasser par leur
genre de vie les bornes d'un revenu temporaire
de sa nature, et ils obtinrent un crédit illimité
de leurs voisins qui avaient de l'argent, et étaient
éblouis comme eux par un avenir tout d'or que
l'imagination présentait et que la crédulité voyait
se réaliser.
Quand celui qui dirige une grande entreprise
est assez occupé par les soins à donner aux tra-
vaux de la fabrication, il se laisse persuader aisé-
ment d'employer un intermédiaire qui se charge
d'en placer les produits. C'est de cette manière
qu'à Londres se sont formées de grandes maisons
de commission qui, prenant d'immenses quan-
tités de toutes sortes d'objets, ont momentané-
ment entretenu le commerce national, occasionné
une hausse dans le prix des salaires, et fini trop
souvent pai- se ruiner elles-mêmes ainsi que leurs
fournisseurs.
C'est la dimiimtion dans les travaux de l'indus-
trie qui met sans emploi les mains superflues, et
diminue le salaire de celles c[ui continuent à être
employées , qui constitue en ce moment nos plus
grands embarras- et ces maux pèsent sur nous en
'2 la
( >73 )
raison de la progression rapide avec laquelle
notre population s'esL accrue dans ces derniers
temps. Ils ont été aggravés en Angleterre et dans
le pays de Galles, par l'action des lois sur les pau-
vres, qui ont tendu à augmenter leur nombi e sans
améliorer la morale de cetle classe delà société.
Le nombre des pauvres a dû s'élever encore dans
le royaume, par suite du licenciement d'une
grande partie de l'armée et de la marine, au
moment même où il y avait une diminulion de
travaux dans l'agriculiure et nos manufaclurep.
Le nombre des hommes qui veulent travailler et
sont capables de le faire , et qui ne trouvent pas
d'emploi, doit accroître le nombre des pauvres,
la mendicité et le vagabondage j et cela quand les
hautes et moyennes classes de la société, se trou-
vant restreintes dans leurs fortunes, ne peuvent
donner ces cliaritables secours qu'elles aiment à
répandre.
Ajoutez, à ces circonsLances, que la guerre a
augmenté beaucoup les classes improductives de
la société qui subsistent à l'aide du travail des
autres. Ce sont les propriétaires de fonds pu-
blics, les soldats, les marins, les pensionnaires de
toute esj^éce, dans lesquels il faut comprendre
les orphelins, les veuves, lesparens de ceux qui
( 179 )
ont succombé en défendant la plus sainte des
causes, ou employé leur vie au service de leur
patrie. La richesse, les talens, le sang qu'ils ont
dévoués à notre conservation, conslituent une
dette sacrée que nous devons acquitter. L'Jion-
neur national est trop pur pour qu'on ait l'idée de
s'en décharger; mais il n'en est pas moins vrai
que cette dette doit être comptée parmi les far-
deaux qui nous empêchent de surmonter avec
succès nos dillicuUés actuelles.
Dans des temps ordinaires, quand la popula-
tion trouve du travail, il est sans cesse entre-
tenu par un capital suffisant , qui circule dans
tout le royaume; en outre, il existe un fonds
de réserve pour sup])léer aux besoins inévitables
de chaque classe de la société, et le nombre des
liommes qui vivent sur l'avenir est balancé par
celui des gens qui vivent sur le passé. Mais en ce
moment celte salutaire distribution de la pro-
priété est troublée par plusieurs causes. J'ai
déjà parlé de nos embarras intérieurs auxquels
se joignent les paiemens considérables faits aux
étrangers possesseurs dans nos fonds publics.
Il paraît, d'après le compte des exerriptions de
l'income-taxe , que , dans l'année 181 4, il leur
a été payé deux inillions sterling ; c ir , en 1 8 1 5 ,
13.
( iSo )
les divideLidcs exemples ont monté à L. 697,076,
qiii , à einq pour ceist, répondent h un capital de
L. i3,g4i,52o, et en 181^, ils ont monté seule-
ment à L. 626,778 , répondant à un capital de
L. 3 2,555,56o : d'où il lésulte que dans rinlervalie
im capitid en espèces de L. i,4o5,56o a été fîayé
au-deliors; lequel, ajouté au dividende de i8i4,
fait L. 2,o52,758. Les sommes remises aux voya-
geurs an2:lais sur le cotilincnt , durant les douze
mois qui ont iujmédiatement suivi la seconde
restauration , peuvent, je pense, être évaluées à
trois millions sterling, et ce calcul est modéré.
.Vous demanderez peut-être comment il est ])os-
sible de concilier une exportation de cinq mil-
lions sterling en espèces avec un (ours du change
aussi favorable à l'Angleterre que celui qui a eu
lieu ])endant une partie de ces derniers temps, Je
répondrai seulement en vous rappelant ce que j'ai
dit déjà sur le montant de nos exportations à des
marchés déjà plus que rcLnplis. Les produits des
manufactures anglaises étaient payés à si bas
prix, que le pauvre même pouvait les ache-
ter ; en même temps nos embarras intérieurs
ayant considérablement diminué nos importa-
tions, la balance des paiemens du commejce a
été au delà de cinq millions en noire faveur; et
(i8i )
c'est sur cette balance que le cours du change se
fixe, ainsi qu'un homme du métiei(i) l'a clairement
établi en 1810, devant notre comité des mon-
naies , sans èlre assez heureux pour obtenir son
assentiment (a).
Il ne faut pas oublier que le Iriste effet de tou-
tes ces causes de notre détresse est extrêmement
aggravé par la situalion morale et politique où
nous a laissés la guerre.
La guerre est pour la nalion un état contre
(i) M. Greffulhe.
(2) Le comité adopta au corilraîre un principe lliéorique
qu'il est dif&cile de coiicifter avec le^ changes récents.
Il a prétendu que la différence du cliange qui résulte de
l'état du commerce et des paiemens entre deux pays, est
déterminée paria dépense nécessaire pour le transport et
l'assurance des métaux précieux d'une contrée à l'autre.
La vérité de cette proposition , continuait-il , est si évidente
et si uniformément adoptée par toutes les autorités pra-
tiques, que votre comité la regardera comaie iiiconleslable.
Maintenant j la litre de banque a depuis long-temps pro-
duit en Angleterre 6 ^ lokens, valeur intrinsèque en ar-
gent de France, 19 francs -j- ; et ctîpendant le cliange a
été jusqu'à 26 francs. Il suit de là que, d'après les incon-
teslahles principes du comité dts monnaies , la dépense du
transport et de l'assurance de 19 francs i, de Calais à
Douvres, était de G francs 7, ou plus de 33 jour ioo!!i
{ l82 )
nature, aussi-bien que pour les individus; elle
délouîTic i'aUentioi! des malheurs domestiques
pour la porter sur les malheurs étrangers. Pour
nous, nous lui devons une police relâchée et une
augmentation alannaule tîaus les crimes. En
outre, elle nous a laissé un levain révolution-
naire qui subsiste toujours, et est atout instant
près d'enlrer en fermentation. Il y a un parli en
Angleterre, comme dans toutes les autres con-
trées de l'Europe, qui ne pardonnera jamais le
rétablissement en France du gouvernement légi-
time- car cet acte est incompatible avec le triom-
phe des principes révolutionnaires dont it se berce
toujours.
Si j'ai raison dans mes principes généraux ,
il s'ensuit que notre agriculture doit avoir
beaucoup soufferl , et voici le fait. Il y a des
exem.ples que le propriétaire a vu son domaine
perdre de sa valeur, son tenancier ne pas payer
le prix de son bail, mal cultiver sa ferme, ou
même l'abandonner tout à fait. Il y a des exem-
ples que le fermier a vu son capital entière-
ment absorbé , et par conséquent ses moyens
de culture réduits à rien; et que, dans cette
c^ruelle position , son activité et son énergie l'ont
abandonné ; qu'il a perdu tout son ciédit, et
1
(i83)
est devenu insolvable. De son côlé, le simple la-
boureur n'ayant pu obtenir desgages convenables,
ou étant resté sans travail, est tombé dans la men-
dicité. 11 a cherché à soutenir son existence par des
moyens déshonnétes,ou il a succombé aux mala-
dies et à la faim. Ces exen)j)lesloulc' fois sont rares;
et en Angleterre l'extrême infortune est toujours
sûre d'éveiller l'humanité, et finit toujours par
obtenir des secours. Mais enfin ces exemples ont
cxistérelativement à l'agriculture, et, mutalismu^
taiulis ^ dans les mines, les manufactures et toutes
les entreprises semblables. Delà, la misère des
fermiers de l'île d'Ely, des manufacturiers en
soie de Spitalfields , des ouvriers en fer et en
cliarbon dans Staifordshire et la principauté de
Galles. J'ai remarqué que partout où on a le plus
souffert, c'est là où on a formé quelques grandes
spé(;ulations. Le propriétaire qui n'élève pas le
prix du bail de sa tcx're, le miirchand qui est
satisfait d'un profit modéré et toujours le même,
résistent dans ces momens d'embarras.
Jetons un coup d'œil sur la nature des maux
dont on se plaint. Prenons d'abord le fermier. Il
est comme tout autre négociant, il vend ctacliète.
Mais sa mise de fonds s'est augmentée : ses billets
en circulation sont plus nombreux; le prix de sa
( i8i )
ferme est exorbitant ; les taxes qu'il ip^ye sont
lourdes; et s'il ne donne pas des gnges plus forls
à ses ouvriers, il est forcé de conlribuer pour
une somme plus forte aux taxes des pauvres :
6ar la population est excessive, et les habitudes du
pauvre sont loin d'être économiques j il est perpé-
tuellement excité à l'ivresse parle grand nombre
de maisons où l'on prend de la bière, singuliè-
rement accru pendant ces dernières années.
D'un autre coté, la recette du fermier est dimi-
nuée; il n'a point démarché étranger pour écou-
ler son blé, qui est plus cher en Angleterre que
partout ailleurs; tandis que sur le marché inté-
rieur il y a peu de débit à cause de la détresse
de la classe manufacturière. Cependant la denrée
abonde moins par suite des importations, qu'à cause
' des besoins du fermier, qui lui font apporter le
double ou le triple de ce qu'il amenait, d'ordinaire
au marclié. Mais la conséquence naturelle de
tous ces incidens est une baisse générale dans
le prix du produit de l'agricullure. Au milieu
de ces embarras, le fermier a recours à son
ancien ami , le facteur du blé, et celui-ci s'adresse
au banquier de la contrée, qui, loin de pouvoir
agrandir son cercle d'affaires , ou le restreint de
moitié, ou va bientôt rendre la détresse générale
( 185)
par son insolvabililé. On a c.ilciilé qiiïl y a eu
une diiîiinulioii de deux miliions et demi à trois
millions dans le seul papier en circulation du
Lincolnshire; ce qui est pcnt-ctre exagéré. Mais
du moins, est-il cerlain que le nombre des li-
cences pour les banques provinciales a décru
dans la proportion suivante : en i8i4, il était de
916, en 1 81 5 de 83 1 et en ]8iG au 3o novembre
seulement de 713. 11 est b. ma coinsaissance , et
je crois que c'est là le cas général , que dans une
ville d'un corn lé, où deux banques, il y a deux ou
trois ans , émettaient chacune du papier pour
la valeur de L. 4o,ooo , ces banques ne font au-
jourd'hui circuler que cetle somme k elles deux.
En calculant d'après ces données, il paraîtrait, en
supposant , comme ci-dessus , que neuf cent seize
b;mqucs aient émis 55 millions sterling, que sept
cent treize banques peuvent être regardées comnic
en ayant émis dans le même temps une quantité
d'environ 20 millions et demi, et comme ayant ré-
duit ensuite cette émission à 1 2 millions et un quart.
On voit qu'il y a ainsi dans le papier des banrjues
"provinciales une diminution de 21 millions t» ois
quarts, A quoi il faut ajouter un déchet de près
de 5 tnillions un quart pour les lullcts de la ban-
que d'Angleterre, à la date de ses derniers conîptes.
( i86 )
qui ont élé rendus publics (i). Ainsi les 70 mil-
lions en circulalioii , selon le calcul de la pre-
mière partie de cette lettre, peuvent élre sup-
posés aujourd'hui réduits à 43 millions; et nos
propriétés, (l'une valeur réelle ou fictive, doivent
avoir éprouvé une semblable diminution sous un
certain rapport. Cet état des choses est envisagé
comme un malheur pour la nation; il peut aussi
l'être comme un avantage. Ce qui reste est in-
comparablement plus solide par sa nature que
ce qui a péri ; nous sommes placés sur la route
qui mène à recouvrer ce que nous avons perdu;
et je suis persuadé que nous avons déjà -fait
quelques pas vers ce but.
Par ce que j'ai dit vous vous apercevrez que
je ne suis point du tout porté à pallier, encore
moins à déguiser les maux dont partoul on| en-
tend se plaindre. Les maux existent; mais ils ne
sont pas sans ressource. Connaissons le siège
du désordre, et nous serons à moitié chemin
de la cure.
Quand j'ai commencé cotle lellre, je me flat-
iais que j'aurais du temps et de la pi ce pour
(i) C'est-à-dire lo 1 5 mai 1816.
( i87)
exposer, selon mes vues, .es principaux re-
nié(]es qui conviennent à notre élat ; mais j'ai
déjà tellement outrepassé les bornes que je m'é-
tais imposées sous ces deux rapports, que je
suis obligé de renvoyer à une autre occasion la
partie de mon sujet qui me reste à traiter. Je
remarquerai seulement que je ne suis pas un de
ceux qui considèrent notre situation comme déses-
pérée, et nos maux comme ayant besoin de caus-
tique révolutionnaire.
J'ai l'honneur d'être, etc.
D. S.
LETTRE IX.
Voyage à Moscou dans Vété de i8i4.
A M. C.
JMojVSIEUR ,
Nous quittâmes Saint-Pétersbourg le 12 juin.
Pour sortir de cette ville il faut absolument un
passeport ; et pour obtenir ce passeport il faut
s'être fait annoncer dans trois gazettes consé-
cutives • ce n'est pas là où se bornent les démarclies
pénibles et fastidieuses et qui prennent beaucoup
de temps : nous n'en fûmes pas plus exempts que
d autres ; enfin cependant nous pûmes nous mettre
en route.
A peine avions-nous fait quelques verstes hors
des barrières que nous nous trouvâmes sur la
route construite par Pierre le Grand. Elle tra-
verse en ligne de droite, pendant des lieues en-
tières, d'épaisses forets de sapins et de bouleaux,
sur un sol qui ne présentait autrefois que marais
( i89)
et fondrières. De chaque côté est une esplanade
large de plus de cent pieds pour la commodité
des bestiaux que l'on conduit aux marchés. Tou-
tes les routes de l'intérieur sont consiruiles de la
même façon : aussi le bétail circule-t-il avec la
plus grande facilité dans tout l'empire, et nous en
avons rencontré qui venait du fond de l'Ukraine,
et était en route depuis plus de deux mois.
Les hurlemens des loups que nous entendîmes
durant toute la nuit, et qui au reste ne nous pa-
rurent guère moins discordans que les chants
des "paysans qui conduisaient notre équipage,
nous indiquaient assez le genre de contrée que
îious étions en train de traverser. Quoiqu'à trente
lieues de la capitale seulement, les habitans nous
paraissaient des sauvages sortant de leurs forets,
avec lesquels on ne peut communiquer que par
le moyen de quelques pièces de monnaie ou de
quelques coups de bâton : ces deux moyens, éga-
lement efficaces, sont souvent nécessaires dans
]e même moment ; nous en avons fait l'expérience
plus d'une fois. On voit ces malheureux couchés,
comme des bêles de somme, dormant le jour et
la nuit sur leurs peaux de mouton le long de la
roule , insensibles à tout autre jouissance qu'à
celle de l'existence animale. IXotre conciucleur
( 190 )
asséna de grands coups de fouet à deux de ces
créatures qui rouflaient devant la porte d'une
maison ; les animaux à longue barbe se relevèrent
à moitié , regardèrent autour d'eux d'un air ébahi,
et voyant que les coups ne venaient pas de leur
maître, ils reprirent leur première posture et se
remirent à doimir. A celte occasion , je vous
rappellerai que j'ai vu cent querelles à Saint-
Pétersbourg, entre gens du peuple, et que pas
une seule ne s'est terminée par des coups. Ce
n'est pas qu'il ne s'en distribue par milliers jour-
nellement dans ce vaste empire- mais ils sont
toujours adressés à un inférieur : les coups de
bâton sont bien moins une marque de colère
qu'un signe de supériorité. Les paysans russes
nrennent tous les événemens de la vie avec une
sorte de bonne humeur stupide : ils sont très-
portés à la plaisanterie; on les voit souvent faire
assaut de bons mots. Ce qui contraste avec leur
aspect sauvage, c'est l'attention qu'ils ont de faire
le signe de la croix devant chaque église ou cha-
que chapelle qu'ils rencontrent ; ils ne manquent
pas non plus de se saluer les uns les autres. Le
plus mince mougik (i) ôte son chapeau devant
(l) Paysan russe.
( ^9^ )
je niongik de sa connaissance; ils se prennent la
;main , se baisenl sur la joue quand ils se séparent,
etsedonnent le tendre nom de frère. On retrouve
bien les mêmes formes de politesse eu Suède et
eu Ecosse, mais nulle part elles ne frappent au-
tant qu'ici. L'étranger est -tenté d'attribuer cet
expression de douce fraternité parmi les paysans
russes à leur commune misèie. 11 est vraiment
])énible de voir ces malheureux enchaînés deux à
deux , travaillant au bord de la route , lorsque
peut-étie tout leur crime est dans le caprice de
leur maître ; mais , d'un autre côté, ils ne parais-
sent accessibles à aucun sentiment de peine ou
de dégradation. Leur situation change rarement
leur humeur; dans les fers comme en liberté, ils
chantent. Le débiteur, le fripon, le malfaiteur,
le domestique, punis de la prison, sont confondus
dans la même geôle, et souvent attachés à la
mémo chaîne !
Après avoir traversé Novogorod , Valdai et ses
montagnes, Tarjok et quelques autres endroits
plus ou moins dignes d'attention, nous aperçû-
mes le troisième jour , au lever du soleil, la su-
perbe ville de Twer et le majestueux Volga qui
baigne ses murs. Il y a un sentiment de respect
vague et indéterminé attaché à certains noms ,
( 1,92 )
dont on ne saniaiL trop assigner la cause : nous
l'éprouvâmes en louchant la rive de ce fleuve
sacré. Twer est célèbre par le massacre des Tar-
tares, sous Je règne du grand duc Alexandre
MikaïloAviz, PSous Iraveroâmes le Volga qui est
large d'environ cent toises, sur un pont de ba-
taux. Arrivés dans la ville, nous fumes réelle-
ment frappés de la quantité de bâtimens magnifia
qurs, d>? couveos environnés de murailles, d'é-
glises ornées de riches coupoles, qui s'offraient à
noire vue. Twer doit son opulence au com-
merce que favorise sa situation sur un fleuve qui
a plus de huit cents lieues de cours. Quand nous
arrivâmes, on attendait une flotte immense: déjà
l'on apercevait les premiers bateaux remontant
la rivière à l'aide de nombreux chevaux.
Nous nous trouvions sur un nouveau champ
de méditation ; nous allions fouler cette terre,
lliéâtre il y a peu de temps d'une guerre la plus
imporl.'inle })eul-étrc dans ses conséquences qui
^e soil jamais vue.
Quand les progrès rapides de l'armée française
en 1812, et l'occupation de Moscou, semblèrent
avoir décidé la campagne, la consternation fut
ici à son comble. Les habitans de Twer s'enfui-
rent avez leurs effets: car on répandait le bruit
(195)
qmi la ville serait incendiée, pour peu que Icé
ennemis s'en approcjiassentj et dans le fait il est
bien probaMe qu'elle aurait subi alors le sort de
Smolenske, deMojaïsk, de M(>scou et de Viasnia.
A la vérité on avait réuni un corps de trente
mille liommes, sous les ordres du général A'\ in-
zingerode, qui, posté dans le voisinage de Klin,
protégeait Twer et défendait la route de Péters-
bourgj mais rien ne pouvait diminuer l'effroi des
peuples; liabitans des villes et des campagnes,
tout fuyait vers Valadimir ou ]Nizeneï-No vogorod ;
tous les moyens de transport étaieut mis en ré-
quisition , et cliacnn dans sa pensée n'espérait être
vraiment en sûreté que quand il auriiit atteint
Kasan ou quelque ville aussi éloignée.
Mais ce n'était pas seulement dans les provin-
ces à proximité de l'armée ennemie, que de vives
craintes se faisaient sentir; l'affreuse nouvelle de
l'entrée des Français à Moscou répandit la plus
grande terreur à Saint-Pétersbourg. On ignorait
les mouvemens de Koutousoff ; les ennemis pa-
raissaient invincibles; on croyait les v^oir déjà
approcher de la résidence impériale. On fit des
préparatifs pour transporter la cour à Kasan ; les
meubles les plus précieux du palais furent embal-
lés; les diverses institutions impériales eurent
a i3
C 'ç/* )
ordre de se lenir pi êtes à partir pour la Finlande j
enfin la flotte mit à la voile pour l'Angleterre , et
tous ceux qui avaient quelques relations dans ce
pays-là, y envoyèrent leiirs femmes et leurs enfans
ainsi que leurs fortunes , comme dans le seul lieu
de sûreté qui leur restât en Europe (i). Plus les
démonstration/^ de craintes devenaient publiques,
plus les alarmes augmentaient ; et plus les peu-
ples étaient éloignés de la scène, plus ils se li-
vraient à de vagues conjectures et aux fantôuies
de leur imagination.
Le lendemain du jour où nous eûmes quitté
Twer, nous arrivâmes à l'endroit où les postes
avancés de la grande armée française étaient cam-
pés pendant l'occupation de Moscou; c'est un
petit village appartenant au comte Strogonow,
iitué à quarante versles de la capitale. Théâtre de
plus d'une sanguinaire rencontre , il ne présente
(i) Si jamais précaution fut malheureuse, c'est celle
d'uii seigneur russe , qui envoya de Saint-Pétersbourg à
Londres une très-belle galerie de tableaux , pour la sous-
traire au pillage qu'il craignait. Les caisses qui les conte-
naent ne furent pas tout de suite retirées de la douane ,
et elles devinrent la proie des flammes lors de l'incendie
qui eut lieu daiis les bâtimens de la douane en 181 5.
( 195 )
déjà plus aucune trace de ravage; les riiaisoiià
sont toutes rebâties, et tout avait, quand nous
passâmes, la plus tranquille apparence. Les pay-
sannes, assises devant leurs portes, cLanlaient
tout en travaillant à une espèce de dentelle gros-
sière; les enfans jouaient; et les hommes, acca-
blés par la chaleur , dormaient çà et là sur la terre.
Le contraste qu'offrent les huttes sales et dé-
goûtantes , avec l'air gai et attrayant des groupes
de femmes, forment un tableau des plus singu-
liers.
Dans quelle erreur était tombé Buonaparte lors-
qu'il crut que ces peuples entreraient dans ses
plans ! comme il fut trompé par ses émissaires!
ils lui cachèrent donc la dévotion outrée , l'obs-
tination, l'ignorance des esclaves russes? Leur
esprit est hors d'état de se former à ces idées vi-
sionnaires de liberté qu'il voulait leur offrir ; ils
sont contens de l'état où ils se trouvent, parce
qu'ils s'y trouvent; incapables d'éprouver d'au-
tres senlimens qu'un attachement stupide envers
qui que ce soit, leur constance ne dérive point
d'un respect quelconque pour leurs coutumes et
leurs lois, ou de quelque mépris pour les chan-
gemens, mais de leur incapacité absolue de se
faire même une idée d'un changement. Avant de
i3.
( 196 )
les rendre démocrates, démagogues, jacobina,
il faut qu'ils aient été royalistes, aristocrates,
monarcliiens; ils ne sont encore que des es(-laves!
Si les promesses fallacieuses de Bonaparte eurent
de l'influence sur quelques individus des districts
manufacturiers de Toula et de Kaloura, ce fut
une exception bien rare. Loin de recevoir avec
bienveillance les démonstrations de fraternité qui
lui étaient prodiguées, le mougik qui n'en voyait
pas moins son habitation env ahie , sa femme et
ses filles violées, son église souillée par la rage
de l'étranger , sortit furieux de son apathie habi-
tuelle, et courut aux armes. Chaque Jour aggra-
Tant les maux des paysans, leur exaspération fut
portée au comble, et devint une espèce d'enthou-
siasme.
Tingt de ces pauvres créatures ayant obstiné-
ment refusé de servir de guides à un détache-
ment de la grande armée furent condamnés à
être fusillés. Arrivés au lieu fatal, on les vit s'em-
brasser et prendre congé les uns des autres ; en-
suite chacun s'avançant à son tour fit le signe de
la croix, et subit la mort sans le moindre mur-
mure.
Les paysans du prince BoritzGalitzin ont donné,
dans un autre genre, un grand exemple d'amour
( 197 )
tîe la patrie. Ils vinrent un malin au nombre cTe
trois mille entourer la maison tle leur seigneur.
Dans tout autre pays, on aurait pu éprouver
quelque inquiétude à la vue d'un pareil rassem-
blement. Le prince était absent, ayant un com-
mandement dans le voisinage; la princesse seule
parut, et leur demanda ce qu'ils voulaient. Ils ré-
pondirent qu'ils avaient mis en sûreté dans la
forêt leurs femmes et leurs enfuis ; qu'ils ve-
naient à présent demander des armes pour par-
tager avec leur maître les peines de la guerre..
Il est difficile de donner une plus grande preuve
de patriotisme.
La noblesse russe a déployé un dévouement
pourla patrie qui lui fera un éternel honneur. Le
comte Orlow a donné quatre millions de roubles
comme contribution volontaire • le comte Mo-
monoff, le montant de ses revenus d'une année,
outre dî s bijoux d'une grande valeur qu'il a of-
ferts à l'empereur j les comtes Subow, Soltikow,
Demidoff, et beaucoup d'autres trop nombreux
pour être nommés , ont suivi cet exemple. Les
nobles de la province de Moscou n'ont pas moins
montre de zèle : ils formèrent un corps d'armée
qui se présenta au-devant de l'empereur lors-
qu'il vint à Moscou au mois de juillet 1813. Ils
( igs )
surpassèrent par leurs offres toiiles les demandes
que le gouvernement pût leur faire ; 80,000
hommes furent subitement levés sous le nom
â'opnichanie ou milice , et mis par eux à la dis-
position d'Alexandre. Partout l'empire les nobles
s'empressèrent de répondre à l'appel de leiu' em-
pereur chéri; 900,000 mille hommes furent en-
rôlés de cette manière : c'est une fois plus que
l'on avait demandé, lis furent tous habillés, ar-
més et fournis de provisions pour trois mois aux
dépens de leurs seigneurs. Une partie de ces mi-
lices fut ensuite appelée à servir dans l'armée,
et ne se montra pas indigne de cet honneur. L'ar-
mée employée au siège de Danlzig était, en tr/ès-
grande partie, composée de ces régimens mili-
ciens. Un corps de dix mille hommes de ces le-
vées, venant du nord , a donné une preuve mé-
morable de courage. Il avait été réuni à Péters-
bourg , et reçut ordre de marcher sur Yelikaja ,
point le plus rapproché de l'avant-garde française
dans cette direction. L'empereur les passa en re-
vue avant leur départ , et l'on dit qu'il versa des
larmes en entendant les expressions de leur dé-
vouement, comme s'il eût prévu le sort qui les
attendait. Arrivés à leur destination, VVittgens-
tein ne put détacher des troupes pour les soute-
' (^99)
îiir ; il leur envoya ordre de reculer jusqu'à utie
certaine distance ; mais ils répondirent qu'ils
avaient promis à l'empereur, leur père ( balus-
chka), de ne pas fuir devant l'ennemi , et qu'ils
voulaient tenir leur parole. Effectivement, ils
se firent presque tous tuer : 8,000 restèrent
sur la place, victimes d'un courage mal rai-
sonné.
Malgré l'élat favorable de l'esprit public, tel
est néanmoins le principe du gouvernement russ«,
que l'on tint autant que possible le peuple dans
l'ignorance de l'état réel des choses, et que l'on
mit en œuvre les plus singuliers moyens pour le
lui cacher. Dix jours environ avant l'entrée des
Français , parut une proclamation du gouverneur
comte Roslopchin, par laquelle il ainipnçait qu'il
avait fait fabriquer un immense ballon rempli de
combustibles, qui accomplirait le grand œuvre de
la délivrance du pays ; que le dimanche suivant
il en serait lancé un plus petit pour essai j que les
liabitans en étaient prévenus afin qu'ils n'éprou-
vassent aucune alarme , ce petit balon n'étant
que le précurseur de celui qui devait détruira
znocîoy ( le méchant ). Une autre proclamation
invitait la jeunesse de Moscou à se trouver sur la
montagne à un jour déterminé, pour repoussev
( 200 )
Jes présomptueuses armées de renneini ; enfin
tous les moyens propres à entretenir les fausses
espérances fuient mis en usage. On alla même
jusqu'à prétendre cpie la bataille de Mojaïsk était
une victoire, et un grand personnage donna un
dîner pour célébrer cette journée.
Le vendredi, ii septembre , on annonça une
rnascarade publique : mais la consternation était
devenue trop générale pour permettre aux ci-
toyens de prendre part à cette espèce d'amuse-
ment; deux personnes seulement se montrèrent
à la porte du bal , et ne virent qu'une salle
vide.
Le dimanche, i3 septembre, le voile fut en-
tièrement déchiré.. L'armée russe, en pleine re-
traite , entra dans la ville infortunée 5 l'avant-garde
se dirigea sur la route de Wladimir. Tous ceux
qui, trompés par les fausses nouvelles , ou abu-
sés par leurs espérances, avaient cru pouvoir dif-
férer l'heure de leur départ, s'empressaient à
présent de rejoindre la foule dans les rues. La
confusion était au comble.
Le matin du jour suivant , quand le passage
des troupes eut cessé, la police et les officiers du
gouv^ernement évacuèrent à leur tour la ville. Le
peu d'iiabilans qui n'avaient pas fui, faute do
( 201 )
moyens, s'enfermèrent dai^ leurs nu\ison.s. et pas-
sèrent dans la plus affreuse anxielé l'inlervalle de
temps, toujours terrible, entre le départ d'une
armée vaincue et l'arrivée des vainqueurs. Les
vociférations de quelques misérables à demi-ivres,
échappés des prisons, interrompaient seules, de
temps à autre , le silence qui régnait dans les
rues. On eût dit le calme effrayant qui précède
ordinairement les grandes convulsions de la na-
ture.
Il était prés de cinq heures du soii- (le lundi i4)
quand le son des trompettes et le trépignement
des chevaux annoncèrent l'approche des troupes
de Murât qui formaient l'avant-garde des Fran-
çais. Bienlôl les rues furent rem])Hes , des gardes
furent posées dans tons les lieux ouverts, et les
Français prirent immédiatement possession du
Kremlin.
Avant la nuit Buonaparte arriva à la barrière
de Smolenske : il s'arrêta quelque temps , surpris
de ne pas voir arriver une députation des au-
torités de la ville pour lui en présenter les clefs;
il voulait faire ensuite son entrée solennelle. Il
supposa d'abord que quelque erreur occasionait ce
retard , et dépécha un aide-de-camp pour donner
avis de son arrivée. L'aide-de-camp revint bien-
( 2oa )
tôt annoncer qu'il n'apercevait aucun vestige de
magistrature ni de police, et que la ville parais-
sait entièrement déserte. Buonaparfe fot étonné j
il envoya de nouveau un officier qu'il cliargea de
lui amener quelque personne qui pût lui donner
des renseignemens sur une circonstance aussi
inattendue. Son messager parcourutinutilementla
ville pendant plus d'une heure ; enfin il rencon-
tra une maîtresse d'école qui parlait le français
tant bien que mal : celte femme fut mise sur un
drocheki, et conduite en toute hâte à Buona-
parte. Ce qu'elle dit à ce despote ambitieux peut
se présumer : il commença à penser sans doute
que les choses n'iraient peut-être pas comme il
l'avait espéré.
Cependant les préparatifs dirigés en secret pour
brûler la ville commençaient à se déployer. Le
ballon dont on avait tant parlé n'avait été ima-
giné que pour détourner l'attention de l'immense
provision d'artifices et de matières combusti-
bles confectionnées par M. Smith à Voronzowo.
Dans le cours de la journée elles furent distri-
buées par des émissaires dans tous les quar-
tiers de la ville, au milieu du tumulte et de la
confusion qui suivaient nécessairement l'occu-
pation d'une aussi grande ville. L'incendie éclata
( 2o3 )
ffabord à Soleiika, prés de la povla des Ennuis-
Trouvés. En même leoips l'on vit des maisons
en feu du côté du pont de Pierre de la Jaouza.
C'est là que Murât était logé. Un troisième in-
cendie se déclara du côlé tout opposé de la ville.
Cependant les Français n'ai tachèrent d'abord pas
grande importance à ce qu'il ne regardaient que
comme des accidens fortuits : des ordres furent
donnés pour éteindre les feux, et l'(m n'y fit pas
d'autre attention. Les habitans voyaient brûler
leurs maisons avec cette résignation que la per-
suasion seule de l'impossibilité de tout secours
peut expliquer (i) : sans doute que la conviction
où ils étaient que l'ennemi allait être privé des
plus importantes ressources contribuait à cette
inconcevable disposition des esprits. Quelques-
uns sortaient les images des saints de leurs mai-
sons, les plaçaient devant la porte, et s'en allaient.
Le mardi soir l'incendie avait pris un aspect sé-
rieux : le détachement employé pour arrêter les
(i) Quelques habitans mirent le feu à leurs propres
maisons. On vit des femmes s'agenouiller tlevant leurs
portes , faire des signes de croix , et lancer ensuite le ftual
brandon dans leurs demeures, fuyant après, épouvantée*
de ce qu'elles venaient de faire.
( 204 )
progrès du feu , rapporta que ses peines avaient
été vaines, que le feu éclatait clans mille endroits
à la fois. Cependant les Français ne concevaient
encore aucun soupçon sur les véritables auteurs
de l'incendie, quoique déjà on eut arrêté quel-
ques gens occupés à le propager , et qu'une main
téméraire eût osé je!er une fusée dans les murs
du Kremlin.
La journée et la nuit du mardi se passèrent
ainsi. Les troupes françaises , dispersées dans la
ville, étaient au bivoueic : aux diilerenles bar-
rières elles se trouvaient campées. Le mercredi
malin, il s'éleva vers les neuf heures un très-
violent venl du sud , et c'est alors que l'incendie
commença à devenir général. Des explosions, des
feux qu'on voyait descendre du haut des tours,
indiquaient les moyens qu'on employait pour
le propager, dans l'espace d'une heure le feu
avait éclaté dans dix endroits différens. Un vaste
océan de flainmes éclaira l'horizon : toute l'im-
mense plaine couverte de maisons qui se trouve
au-delà de la rivière ^ ne présentait que des
flots enflammés qui s'élançaient dans les airs.
Au même moment, le feu éclata dans le quartier
des boutiques. Tout secours devint alors abso-
lument impossible, et ce fut là que commença le
1
( 205 )
pillcige. Ce qui échappait à la fureur des flamrneâ
tombait dans les mains du soldat français. Non
jamais le ciel ne présenta aux hommes un plus
affreux spectacle : les flammes sur tousles points j
et sur tous les points les pillards poursuivant
leurs victimes.
Buonaparte qui, des fenêtres du palais j avait
suivi les progrès de l'incendie, commença à crain-
dre pour lui-même. On avait saisi des forcenés
qui cherchaient à porter la flamme dans l'en-
ceinte même du Krendin : le feu y avait déjà
éclaté. Ils se détermina à aller passer la nuit à
Petrowski (i). Il craignait quelque piège caché,
et la conservation de ses jours fut toujours l'objet
le plus important pour lui. Si jamais la cons-
cience s'est fait entendre à ce cœur de fer, cela
a dû êti'e pendant cet ie nuit terrible. Quatre ou
cinq cents misérables afîlunés, sans demeures,
pillés, insultés par les soldais, s'assemblèrent
amour de son palais : pâles et la bouche muette,
ils imploraient parleurs regards la pitié de celui
qui était l'auteur de tous leurs maux.
On essaya, mais inutilemeni:, d'arrêter les
(i) Palais à une lieue de Moscou , sur la roule de
Twer.
( 3o6 )
progrès du désastre en semant l'épouvante : sons
ïe moindre soupçon , on était fusillé. Des ca-
davres sanglans et défigurés, exposés dans les
rues, ou altacliés à des poteaux, offraient un spec-
tacle révoltant, qui ajoutait encore aux horreurs
dont on était entouré.
Le jeudi, lèvent qui avait soufflé du sud passa
violemment à l'est , comme si le ciel eût décidé
la ruine entière de cette malheureuse ville.
Le vendredi , le vent augmenta de furie. Les
courans de feu se précipitant dans les rues ,
détruisant tout sur leur passage, l'incendie ne
se communiquait plus de maison en maison; de
longues rangées de bâtimens étaient à la fois lu
proie des flammes. On n'entendait dans cette
vaste plaine endirasée que le craquement des
poutres, le bruit des murs qui s'écroulaient, le
mugissement des flannnes qui n'abandonnaient
un lieu que pour offrir un moment à la vue des
ruinesnoires et fumantes. Dans quelques endroits
le vent semblait éteindre pour un moment les
flammes; mais quelques secondes après, elles
s'élançaient avec plus de fureur pour se joindre
à l'océan de fumée qui inondaitl'atmosphère.
Telles étaient les scènes d'horreur qu'offrait
l'intérieur de Moscou; en dehors une foule de
( 207 )
îngitifs, nobles et paysans, exténués de fatigue et
de ftiirn , gisaient le long des routes, jetant leur»
regards effrayés vers leur cité en feu.
Le samedi matin , le vent tomba ; et la fumée
s'élunt peu à peu dissipée, laissa apercevoir un
champ de désolation qu'aucune expression ne
saurait décrire. Moscou n'existait plus ] On
voyait de vastes plaines de ruines et de cendres;
(les cadavres humains danu les rues, dans les
cours; de tous côtés, des chevaux morts, des
vaches et des chiens brûlés 3 des gens errans çà
et là, cherchant leurs familles perdues, et deman-
dant du pain pour assouvir leur faim dévo-
rante.
Quel cruel spectacle pour le peu de Russes
qui n'avaient pu quitter leur ville infortunée!
JSul peuple n'est plus fier de sa patrie que le
Moscovite ! Que l'on juge des cruelles sensations
qui vinrent l'assaillir. Les étrangers pouvaient
bien envisager cette épouvantable catastrophe,
comme le signe avant-coureur de la délivrance
de l'Europe ; mais il est impossible pour le Russe
de raisonner tranquillement sur la nécessité ou.
la politique des mesures qui furent prises à cette
fatale époque; et il n'en est pas un jusqu'à ce
moment qui veuille avouer par quels moyens
[ 2o8 )
éclala l'incendie. Le peuple de Saint-Pétersbourg,
aussi-bien que celui de Moscou, l'attribue à là
méchanceté de l'artuée française^ mais l'histoire
rendra justice à qui il appartient.
C'est en passant sous les tourelles du palais
Petrowski , qui borde la route , que nous aper-
çûmes pour la première fois les dômes et les
clochers qui s'élèvent au milieu des ruines de
Moscou 5 et qui lui donnent de loin l'apparence
d'une magnifique capitale* mais à peine fûmes-
nous aux barrières, que noire illusion cessa bien
vite. A mesure aue nous avancions dans la Ra-
bode, quartier bâti en bois (faubourg), nous
étions désagréablement affectes par la vue des
ruines. Au milieu d'une vaste étendue couverte de
charbons, s'élevaient de temps en temps quelques
carcasses de maisons : là , quelques monceaux de
briques calcinées annonçaient le lieu où s'était
trouvé une habitation. En avançant, nous tra-
versâmes l'avenue des boulevards; les allées
d'arbres, qui se présentaient dans toute leur
beauté, semblaient ajouter à la mélancolie de la
scène. Nous arrivâmes dans le centre de la ville:
ce quartier construit avec des matériaux plus
durables , offre par intervalle des restes d'édifices
d'une telle élégance, que l'on juge bien que
1
C ^09 )
Moscou a dû égaler les plus belles villes ê\X
monde; niais les rues désertes ne pré«enlaient
les unes après les autres que des ruines. Des
colonnes abattues, des portiques mutilés, des
coupoles brisées, des murailles en stuc dégra-
dé, noir ou enfumé, formaient un Indeux
contraste avec les peintures brillantes que les
voyageurs n«us ont données des grands et somp-
tueux j)alais de Moscou. L'herbe croissait à tra-
vers des fragniens réduits en poussière; quel-
quefois une fumée qui sortait lentement d'une
cave annonçait que là était une ame vivante.
Mon esprit était douloureusement affecté de
tout ce que je voyais : et si telles étaient les
sensations d'un étranger dans ce moment , quels
durent être les sentimcns des Russes , qui , forcés
de rester dans la ville pendant le règne des
Français, furent témoins du progrès journalier
du'mallieur général , et avaient de plus à éprouver
le besoin et l'oppression !
Leur nombre n'était pas considérable : on en
comptait environ vingt mille, reste d'une po-
pulation de trois cent mille ; et encore est-on
surpris qu'il en fût resté autant. Mais il faut se
rappeler que pendant long-temps les citoyens
ignorèrent le danger de leur situation; que I9.
3 ji4
( 210 )
fatale véritc venant à se découvrir tout à cotipj
ce fut à qui se dépéclieiait de fuir. Les nio} en»
de transport en devinrent plus difficiles à trouver ;
les demandes de chevaux, de mulets, de voi-
lures surptissèrent toute mesure; et Ton ofirit,
le dernier jour, jusqu'à cinq cents roubles pour
être conduit à la première poste ag-delà de Mos-
cou , sans pouvoir l'obtenir. 11 se trouva donc
des malheureux, forcée, soit par leur manque
de moyens, soit par leurs infirmités, de rester
au milieu de la tourmente, exposés à toutes ses
horreurs. Ajoutez à ce nombre sept à huit mille
soldats russes blessés qui périrent, faute de se-
cours , ou dans l'incendie; et vous conviench'cz
que le génie du mal n'a jamais rien produit de
plus affreux.
Parmi les infortunés obligés de rester à Mos-
cou , on comptait quelques étrangers, auxquels
toute tentative de départ eût coûté la vie. Aux
yeux de la multitude ignorante et exaspérée tout
élranger était un Français, un espion. Plusieurs
de ces malheureux furent massacrés sur la route
par les paysans, sans avoir d'autre tort que de
ne pas parler le russe.
On nous fit le récit des soufiVanccs d'un mar-
chand allemand , qui niéritent d*être rapportées.
( ^11 )
Cet lionime demeurait dans une petite maison dé
campagne : craignant d'y être exposé aux insultes
de la soldatesque, il résolut de se réfugier dans la
ville ; il y vint le jour même de l'entrée des Fran-
çais Le pauvre diable était attaqué d'une hydro-
pisie , et sa femme était })réle d'accoucher j leur
famille se composait d'un enfant de neuf mois,
d'une fille et d'un gendre : tous ensemble se ren-
dirent dans la maison d'un ami, et y restèrent
Jurant le passage des troupes. Le mardi i5 sep-
tembre leur asile fut pillé , et ils furent privés de
tout ce qu'ils possédaient. Bientôt après, les flam-
mes menacèrent leur refuge : ils se virent forcés
de l'abandonner. Ils eurent le bonheur de trou-
ver en sortant un droska, sur lequel le malade
se plaça . et que la fille et le gendre traînèrent
tour-à-tour j ils n'avaient encore fait que quelques
pas , lorsqu'ils se virent assaillis par une nouvelle
troupe de pillards, qui les dépouillèrent de leurs
vétemens et ne laissèrent pas même de langes à
l'enfant. Néanmoins, comme on ne leur fit pas
d'autres violences, ils continuèrent leur chemin
jusqu'à une maison prés la barrière Twerskaïa :
mais les flammes ne les y laissèrent pas long-temps j
ils se virent forcés d'en sortir encore pour se
mettre à la recherche d'un autre abri. Cette coursô
i4.
( 212 )
fut plus heureuse que la première : deux officiera
français qu'ils furent assez heureux d'intéresser
à leur sort, les préservèrent pour cette fois de
toute insulte. Ils cbeminèrent pendant cinq vers-
tes, au milieu des ruines fumantes de la ville. Enfia
ils s'arrêtèrent dans une maison de bains qui était
totalement abandonnée ; ils y séjournèrent pen-
dant quinze jours; mais, au bout de ce temps, ils
coururent tout à coup le plus grand danger. Les co-
saques, dans une de leurs incursions, entrèrent
dans le bâtiment où ils étaient, et les prenant
pour des Français , s'apprêtaient à les massacrer.
Heureusement que cette infortunée famille avait
une connaissance, quoique imparfaite, de la langue
russe ; ils parvinrent , avec beaucoup de peine ,
à faire entendre raison aux cosaques. Mais la peur
affreuse qu'ils avaient éprouvée les détermina à
ne pas rester dans un quartier aussi exposé. Ils se
remirent en route pour la cinquième fois, et se
réfugièrent dans une maison abandonnée. Là, le
malheureux père et sa femme succombèrent à leurs
maux physiques et moraux. Le reste de cette fa-
mille traîne son existence pour maudire l'auteur
de tant d'infortunes.
Il n'y a personne qui n'ait quelque particula-
rité à raconter de ses souffrances ^ tous portent
1
( ^i3 )
sur leur figure ou clans leurs regards quelques
traces des privations el des anxiétés qu'ils ont
éprouvées.
M. C. nous dit que , le jour même de l'entrée
des Français, il était dans sa chambre lorsque
deux dragons entrèicnt subitement le pistolet au
poing, demandant si quelques soldats russes ne
se trouvaient pas cachés dans la maison. Sur la
réponse négative, ils répliquèrent ; si vous nous
trompez vous êtes mort 3 et montèrent l'étage au-
dessus pour continuer leur recherche. Redes-
cendus ils exigèrent de l'eau-de-vie et une paire
débottés, qui leur furent bien \ite accordées. A
peine étaient-ils dehors, qu'une épaisse fumée
sortit du haut de la maison, et bientôt elle fut
tout en feu. M. C. fut obligé de quitter sa de-
meure; il erra long-temps en vain pour chercher
un refuge. Enfin arrivé dans le faubourg au mi-
lieu de la nuit, il frappe à la maison d'une de ses
connaissances, et demande un asile qui ne lui fut
pas refusé. Il n'était pas le seul auquel cette faveur
avait été accordée : plus de cent personnes étaient
venues se réfugier dans cette vaste maison; toutes
attendaient le jour dans la plus vive anxiété,
craignant de voir à chaque instant leur nouvelle
demeure envahie. Et effectivement, plusieurs
( 2l4 )
partis cîe marautleurs se pi ésentèreut à plusieups
reprises; et chaque fois ces irifortunés furent cl6-
ponillés de quelques-uns de leurs vétemens. Enfin
le jour parut et n'amena pas de changeiiient bien
favorable à leur situation ; les visites des pillards ae
succédaient sans cesse : et cependant il était encore
moins dangereux de rester dans cette maison que
d'en sortir. Les assassinats dans ce quartier étaient
très-fréquens : pour une seule fois que M. C. se
hasarda à sortir, il eut à se repentir de sa fémc-
ritéj insulté par des soldats, déponillé de son
habit, il fut heureux de sauver sa vie.
Quelque temps après , des ofiSciers français
vinrent prendre leur logement dans cette maison ;
ils y furent reçus avec joie : on espérait que leur
présence servirait de sauve-garde. Mais ce sur-
croit de compagnie augmenta la difficulté des
subsistances. On fut réduit à se contenter d'une
petite portion de farine , mise en pâte et que
Ton cuisait sur le feu : ce secours même vint à
manquer; car les paysans qui s'étaient hasardés à
venir au marché, ayant été battus et privés de
leurs chevaux et de leurs kibics , cessèrent bien-
tôt de rien apporter, et il n'y eut plus moyen de se
procurer le moindre aliment. Privés ainsi de
twtçs ressources , ils sévirent forcés d'aller fouv-^
(2l5)
rager avec des soldats français dans les jardins du
voisinage, pour déterrer des poînmes de terre, des
carottes ou loviL antre es})èce de racines : et encore
cette ressource était-elle trés-précaite ; car son vent
les cosaques venaient interrompre désagréable-
ment leurs recherches. L'infortuné M. C. passa
ainsi la plus grande partie du temps que les Fran-
çais demeurèrent à Moscou, sans pouvoir jamais
assouvir sa faim, sans clianger d'habit ni de Unge.
Mais, poiU'Suivi par sa maligneétoile, la déhvrance
de Moscou ne mit pas fin à ses souffrances. Son ex-
cellent caractère j que les officiers français avaient
été à riième d'apprécier, avait engagé les autori-
tés à lui offrir une place dans la municipalité pro-
visoire. L'espoir d'être utile à ses malheureux
compatriotes le détermina à accepler; et , au
retour des Russes, toutes ses raisons pour moti-
ver sa conduite furent jugées insuffisantes; toute
espèce de connexion avec les Français étant re-
gardée comme une trahison , le plus grand des
crimes était d'avoir mérité leur confiance : il fut
donc condamné à travailler (une heure pour la
forme) aux travaux publics , avec un signe d'in-
famie attaché à son bras, et défense lui fut faite
de jamais quitter Moscou.
On pourrait conter des milliers d'iiistoires de
(316)
ce genre. Les femmes furent encore plus à plain-
dre que les honnnes pendant cette époque cahi-
miteuse. Madame*** nous fit aussi le récit de sou
malheur. Eprouvant, comme il était naturel, une
alarme extrême à l'arrivée des Français, elle se
réfugia avec sa fille et son mari dans un cimetière,
au milieu d'un giand nombre de femmes qui s'y
étaient également retirées. Elles restèrent ainsi
dans des angoisses mortelles pendant plus d'une
heure, sans que cependant il leur arrivât rien. A
la fin elles virent paraître une troupe de cavaliers
qui leur fît la question ordinaire : Y a-t-il quel-
que soldat russe caché parmi vous? Non , répon-
dirent les femmes, couvrant de leurs robes un
malheureux blessé qui gisait moitié niort étendu
sur la terre. Les cavaliers , satisfaits de cette ré-
ponse passèrent outre ; mais peu d'instans après
quelques-uns revinrent sur leurs pas , et l'on peut
se peindre la frayeur de ces infortunées qui cru-
rent que c'en élait fait d'elles. La nuit vint, le
groupe se dispersa pour chercher un abri. Ma-
tlame ***, sa fille et son mari se retirèrent dans
une maison abandonnée j ils y restèrent deux
jours sans manger et sans oser sortir. Enfin, pressé
par la flûm . le mari se hasarda à aller à la recher-
che de quelques provisions. En entrant dans la
( 217 )
rue, il vit par terre une bagnctle de fusée et la
ramassa. Son malheur voulut qu'il aperçût au
même moment deux soldats français : la crainte
lui lit rejeter avec précipitation ce qu'il tenait à
la main. Aussitôt un des soldats, le prenant pro-
bablement pour un des incendiaires, charge son
fusil et lui passe une balle à travers le corps. Sa
fille qui l'avait suivi des yeux à travers les car-
reaux de la fenêtre , jette des cris lamentables et se
précipite dans la rue où elle tombe évanouie. La
malheureuse mère arrive pour trouver son mari
expirant baigné dans son sang , et sa fille que rien
ne peut rappeler à la vie. Un officier français,
témoin de cette scène, prit pitié de cette infortu-
née, et la conduisit au palais du prince Razou-
mowski, alors résidence de Murât : elle y resta
jusqu'à l'évacuation définitive de la ville.
Mural avait été chassé par les flannnes de l'hô-
tel qu'il avait d'abord choisi, et s'était logé dans
ce palais. On dit qu'il s'empressait d'offrir tous
les secours qui étaient en son jjouvoir aux mal-
heureux habilans : mai» sa bonne volonté cédait
aux filiales circonstances ; il ne pouvait guère
ofîrir qu'un logement qui fut bientôt rempli de
personnes des deux sexesj et l'on assure qu'une
dame de condition accoucha au milieu de ses
(2.8)
compagnes d'infortune, qui ne Irouvérent d'au-
tre moyen que de faire un cercle aulour d'elle
pour la dérober aux regards étrangers.
M. B. était aussi habitant de Moscou à cette
triste époque ; mais , plus favorisé par le hasard ,
il demeurait dans une auberge près de la TAvers-
koï, où logeaient plusieurs officiers français dont
il eut constanmient à se louer. Il s'était aventuré
un matin seul dans les lues, lorsqu'il fut rencon-
tré par deux soldats polonais qui voulurent le
conduire , sous je ne sais quel prétexte, dans ujne
rue écartée. Il refusa bien entendu de les accom-
pagner 3 et voyant qu'ils commençaient à joindre
les menaces aux prières, il s'écliap})a de leurs
mains et se mit à fuir : les Polonais de courir
après lui. Heureusement qu'au détour d'une rue
il rencontra un officier dont il réclama la pro-
tection : celui-ci joignant les coups de plat d'épée
aux réprimandes, eut bientôt mis les deux Polo-
nais à la raison : cependant ils lui i-é})ondirent
avec impudence que le pillage était permis, et
s'enfuirent en murmurant. L'officier offrit à M. B.
de l'accompagner jusqu'à sa demeure, ce que
celui-ci accepta avec grande joie. Chemin faisant ,
ils renconirèrent un soldat qui portait un assez
gros paquet, l'officier ordonna au soldat de lui
I
( 219 )
montrer ce que ce paquet renfcnnait : c'était une
collection de montres , de bijoux volés. Coquin ,
s'écria l'officier, un Russe est déshonoré lorsqu'il
vole, et un Français se permettrait une action si
infôme ! n'êtes-vous pas soldat de la grande armée?
En achevant ces mots il lui donna sur la joue un
coupdesonépéc, qu'il essuya ensuite duplus grand
sang-froid avant de la remettre dans le fourreau;
et sortant un billet d'hôpital il le remit au soldat ,
qu'il envoya se faire gu(^rir, puis reprit tranquil-
lement sa conversation avec notre ami.
Ce qu'avaient dit les deux Polonais de la per-
inission de piller accordée aux soldats n'était pas
entièrement faux; mais cette permission était ré-
voquée, et n'avait duré qu'une semaine. Pendant
huit jours on n'avait vu dans les rues de Mos-
cou , que des militaires furetant dans les avenues
des maisons, enfonçant les portes des caves, des
magasins; et dans les maisons on voyait des habi-
tans réfugiés dans les recoins les plus cachés, se
laissant dévaliser sans résistance. Ce c[ui rendait
ce pillage plus afi'reux, c'était cet ordre méthodi-
que avec lequel il fut successivement accordé à
tous les corps d'armée. Les soldats ne faisaient
plus à la hâte un métier défendu; ils exécutaient
\i,n ordre, ils remplissaient un devoir. Le premier
( 320 )
jour, c'était la vieille garde qni pillait, le lende-
main ce fut la jeune garde, le jour suivant le
corps du maréchal Davoust, et ainsi de suite. Tous
les corps campés autour de Moscou vinrent à tour
de rôle lui rendre visite- et l'on conçoit aisément
que les derniers arrivés étaient difficiles à satis-
faire. Pendant huit jours ce régime dura sans
discontinuer. Et certes il était aisé de s'expliquer
l'avidité des soldats, lorsqu'on considérait leur
détresse. Hélas! ils étaient eux-mêmes sans sou-
liers, sans pantalons; leurs habits tombaient en
lambeaux. Retournés de la ville dans leur camp,
ils étaient travestis si singulièrement , qu'ils n'a-
vaient l'air de soldats que par leurs armes. Buona-
parte fit enfin défendre le pillage, mais ses défen-
ses restaient sans eîTetj on en vint aux afficlies,
aux proclamations, et à la fin, pour ramener la
discipline, on alla jusqu'aux fusillades : c'est alors
que les habitans connnencèrent à se rassurer, et
sortirent de leurs retraites.
Il n'était nullement surprenant que les soldats
de la grande armée, se trouvant dans une situa-
lion bien différente de ce qui leur avait été pro'
mis, se livrassent à des actes d'indiscipline. Leur
cl.ef leur avait annoncélaprise de Moscou comme
le terme de leurs longues et pénibles marches ;
( 221 )
cl ce Moscou ne leur offrait rien des commodités
de la vie, pas même de souliers pour remplacer
les semelles en lambeaux qui n'ab)itaient pins
leurs pieds. De nouveaux travaux, des fatigues
nouvelles se présentaient a leurs yeux, au lieu
de ce glorieux repos dont on leur avait fait fétc.
Ce[)endant comme le soldat français n'est pas fa-
cile à décourager, ils mirent d'abord leur espoir
dans l'arrivée du bagage qui devait venir de
Smolenske; mais les cosaques s'en emparèrent:
il fallut tourner ses espérances d'un autre côté;
ce fut alors qu'on pensa à la paix. Le soldat se
complut dans cette idée; la paix allait lui rendre
toutes les jouissances dont il était privé: mais il
fallut encore y renoncer. Kutousow trompa toutes
les tentatives de Buonaparte qui voulait s'adresser
directement à l'empereur, et agir sur le cœur sen-
sible de ce bon prince; il sut toujours trouver
des prétextes pour temporiser. Quelquefois il re-
fusait d'envoyer les dépêches à son maître, sous
prétexte que l'adresse était mal mise, par exem-
ple, qu'on lui donnait le titre Ôl Empereur de
Russie , au lieu A^ Empereur de toutes les Russies.
D'autres fois il encourageait les espérances de Buo-
naparte par de fausses communications. Un jour
il envoya une dépêche à Saint-Pétersbourg, dans
( 222 )
laquelle if manifestait les jilus vives alarmes; il
annonçait qu'il lui élait inpossible de tenir con-
tre rainiée formidable de l'ennemi. Le courrier
avait ordre de prendre une route qui devait né-
cessairement le làire tomber dans les mains des
Français. Pendant dans ce temps-là, un véritable
rapport cheminait en droite ligne et par une
roule plus sûre. Tous ces stratagèmes réussi-
rent.
En même temps toutes les provinces environ-
nantes couraient aux armes; on formait les pay-
sans en corps réguliers qui devaient se tenir tou-
jours sur la défensive, penciant que les cosaques
Gouraient la campagne et faisaient de fréquentes
incursions jusque dans les quartiers des Français*
Ceux-ci n'allaient au fourrage qu'en ce)rp3 d'ar-
mée; personne n'osait s'aventurer à sortir de la
ville sans une forte escorte : aussi le décourage-
ment commençait-il à s'emparer des esprits. Des
murmures se tirent entendre contre Buonaparte ,
parvinrent jusqu'à lui, et il n'osait se jnontrer
dans les rues : on ne le vit sortir du Kremlin que
deux fois durant son séjour à Moscou , et encore
allait-il de toute la vitesse de son cheval. L'insu-
bordination de l'armée était pourtant encore loin
d'une mutinerie complète, et quoique l'on en-
( 2a3 )
lendit quelquefois des militaires parler de lui avec
ilTévérence, le nom du chef n'avait pas encore
perdu de son empire sur la n)asse du soldat. Ce-
pendant, malgré les défenses, les cimetières fu-
rent violés, les caves saccagées; on mit eiî prati-
que , pour découvrir les objets cachés , tous les
moyens employés dans le temps de la république,
tel que de répandre de l'eau sur le sol ou sur les
murs pour découvrir dans quelle place ils avaient
été nouvellement percés. Les soldais, enîr'autres
artifices , pour s'emparer du bien des pauvres
habitans, emploj'èrent celui-ci : ils jetaient quel-
ques morceaux de bois enflanmiés à travers les
fenêtres des maisons encore habitées , et s'éta-
blissaient ensuite en face de la porte : dés que le
malheureux propriétaire paraissait, tenant en
niains les objets les plus précieux qu'il voulait
sauver, les soldais se jetaient sur lui et le dé-
pouillaient. Plusieurs maisons sans doute furent
brûlées de cette manière; mais, malgré tout ce
qui se débite à ce sujet en Puissie , il est impossi-
ble de croire que l'incendie n'ait pas eu d'autre
cause.
Dans le cours de la troisième semaine on dé-
couvrit des magasins considérables d'eau-de-vie
et de farine : mais l'indiscipline des soldais ren-
( 224 )
dit celte ressource à peu près nulle j tout fut pillé
et dispersé avant que l'intendant de l'armée pût
y meitre ordre. Au reste, l'on assure que les
plus grands actes d'insubordination vinrent des
troupes alliées ; les Polonais surtout paraissaient
prendre leur revanche à chaque excès qu'ils com-
mettaient. 11 faut dire, pour leur excuse, qu'ils
étaient encore bien plus mal pourvus de toutes
choses que les Français. La garde impériale, dont
la conduite fut constamment présentée comme
nn modèle de discipline, la garde impériale ne
manqua jamais des plus pressans besoins; cela
entra toujours dans le système de Buonaparte,
C'est au moins ce que nous avons entendu dire
pendant notre séjour à Moscou.
Il est facile de se former une idée de cette ville.
Rien de plus simple que son plan : laKitaye-gorod
( ville chinoise), ayant à son centre le Kremlin,
est située sur une éminence au bord de la Mos-
kwa; tout autoiu" de celte éminence est bâtie la
Beloye-gorod (ville blanche ou belle); autour
de celle-ci la Zemlenoye-gorod (ville de terre);
et enfin la slabode ou le faubourg forme une der-
nière enceinte autour de la ville de terre.
La Kitay e-gorod , outre quelques églises, renfer-
m-ait dans ses murs la bourse et les principales
1
( 225 )
biaisons de commerce. Elles ont toutes été com-
plètement détruites par l'incendie • mais l'es-
prit du négoce y domine toujours. On voit des
lioutiques en bois, des tentes élevées au milieu
des ruines, qui déjà sont le siège d'une grande
activité commerciale.
Le Kremlin contient les bureaux de l'admi-
nistration. Nous le visitâmes souvent; c'est le
seul édifice qui donne une idée de l'ancienne
magnificence des Czars. 11 était resté sur pied au
milieu de l'incendie qui dévorait tout à l'entour
de lui; mais la fureur impie de Buonaparte avait
décidé la destruction de ce monument véné-
rable (i). L'arriére-garde qui occupait Moscou
après son départ, eut ordre de faire sauter cetteor-
gueilleuse citadelle 3 et à deu:: heures dans la nuit,
les Français mirent le feu aux mines. Les deux
premières explosions détruisirent une partie des
murs et une des tours du côté de la rivière. Par
la troisième , une partie de l'église Saint-Nicolas,
et ses quatre grosses choches sautèrent en l'air
(i) A moins que son but ne fut de rendre éternellement
îe nom français odieux au peuple russe , on ne conçoit
réellement pas le motif qui fit prendre ce parti à Buoua-.
parte.
a i5
( 226 )
avec un fracas épouvantable. Au même inâlânt
la haute tour d'Ivan Veliki , la première bâtie
par les Czars, se fendit depuis le haut jusqu'en
bas, et la croix de la coupole qui en couronnait
le sommet se brisa en mille pièces. La quatrième
explosion fut plus terrible que les autres : les
murs de l'arsenal , de neuf pieds d'épaisseur, une
partie de la prison , et les bâtiniens d'alentour
s'écroulèrent. La commotion se fit sentir à plu-
sieurs lieues à la ronde ; les restes de la ville eu
furent ébranlés jusque dans leurs fondemens.
Au jour, le peuple se porta en foule au lieu
de l'explosion; il troussa les portes barricadées :
la seule un peu libre , était celle" qui conduit au
pont de pierres par où les Français avaient fait
leur retraite j mais les ruines et les flammes
qu'on y voyait empêchaient d'y entrer. Ce ne
fut pas sans crainte que le peuple s'avança sur
ce sol qui fumait encore. La peur ouvre l'aine
à toutes les impressions; le russe superstitieux à
l'excès crut reconnaître l'intervention divine dans
un événement que les physiciens se chargeront
d'expliquer. L'image de saint Nicolas, attachée à
un pan du mur de l'église, ne fut point endom-
magée, pas même la glace qui la recouvre, tan-
disque, par l'effet de l'explosion, tout à l'entour
«4
( 2fi7 )
îeîait réduit en poussière. Certes, il fallait bien
que saint Nicolas eût protégé son image : jamais
plus grand miracle ne s'était vu ; le bruit s'en
répandit bien vite. La foule des niougiks alla
toujours en croissant j on les voyait le jour et
la nuit faisant des signes de croix, et s'agenouil-
lant devant l'image miraculeuse avec tous les
signes de la plus fervente dévotion. Pendant
notre séjour, les pèlerinages duraient encore avec
la même ferveur.
Le palais impérial , qui fait partie du Kremlin,
avait été j comme nous l'avons dit, la résidence
de Buonaparte : mais il ne l'avait pas moins com-
pris dans l'anathème; tout ce qui en faisait l'orne-
ment est détruit j la salle du trône ne présente
que dés'^astation et ruines ; celles des audiences
publiques, au couronnement des empereurs,
naguère le siège des fêtes les plus brillantes,
ne sont plus habitables.
L'autre partie du Kremlin est restée intacte.
La vue dont on jouit de là est vraiment magni-
iique : du haut d'une terrasse bâtie en saillie ,
sur le mur du côté de la rivière, nous aperce-
vions l'église de la Trinité avec son architecture
pour ainsi dire fanlastique; la sainte porte sous
laquelle tout russe , de quelque condition qu'il
i5.
( i.8 )
Soit, ne passe que tête nue; plus loin, un amaâdè
dômes au milieu desquels semble s'élancer celui
de l'Assomption ; la chapelle desCzars, le clochet
superbe d*IvanYeliki, qui domine tous les autres,
el dont le globe réfléchit au loin les rayons du
soleil.
A nos pieds nous voyions la rivière serpen-
tant à travers les ruines, et à l'entour les clo-
chers qui ont résisté aux flammes, quelques
palais déjà rebâtis, des chaumières, des jardins
et enfin tout cet assemblage varié qu'offre une
ville russe. La scène est prolongée par le vaste
paysage de la campagne parsemé de jolies mai-
sons, de monastères, et que terminent les mon-
tagnes rembrunies de Sparrow, sur le sommet
desquelles apparut, comme l'ange de ténèbres,
à la tête de ses légions, Buonaparte et son ar-
mée, lorsqu'il eût chassé devatit luiles défenseurs
de Moscou. Ramenant nos regards autour de
nous , nous nous trouvons au milieu des restes
de l'église Saiut ISicolas : ses cloches qui faisaient
son orgueil (l'une d'elles pesait plus de deux
cent milliers ) sont dispersées en morceaux sur
la terre, à la même place où l'explosion les a
kncées. Un peu plus loin, vis-à-vis l'arsenal,
sont rangées les onze cents pièces de canon qu«
( »29 )
la grande armée a été obligée de laisser en Russie»
Ces trophées auxquels ont contribué presque
toutesles nations de l'Europe, l'Italie , la Hollande,
l'Autriche, la Prusse, la Pologne, la Saxe, l'Es-
pzigue, attestent d'eiFroyables désasties !
Nous allâmes un jour à la campagne ren-
dre visite à un seigneur. Il ne nous attendait
pas, et cependant nous fûmes reçus splendide-
ment. Au milieu des jardins, construits dans le
genre anglais, s'offraient un pal;us d'hiver et un
élégant pavillon d'été. Connue c'était un di-
manche, le public avait l'entrée des jardins j
beaucoup de personnes venues de Moscou ou
des campagnes environnantes se promenaient
d,uiis les allées y dans les bois et sur les pièces
, d'eau. A six heures on annonça l'ouverture du
théâtre, aussitôt la foule en prit le chemin. Pour
nous, nous étions dans le salon. Un domestique
vint bientôt avertir l'assemblée que les acteurs
étaient prêts, et n'attendaient pour conunencer
que la présencedu maître. En entrant, nous trou-
Vcimes lasalle déjà pleine de spectateuis; seulement
deux rangs de sièges sur le devant avaient été
réservés pour les amis particuliers : tout le reste
des places se trouvait pris. La pièce qu'on repré-
s.enlait était une comédie russe dont le sujet était
( 23o )
tire de quelque pièce française : elle nous parut
bien jouée. Après le spectacle, nous retour-
nâmes au salon , où les rafraîcliissemens circu-
laient avec profusion pendant que la musique se
faisait entendre. Les chanls russes ont quelque
chose de sauvage. Un de ceux que nous enten-
dîmes avait été composé en l'honneur de Milora-
dowicz.nous admirâmes l'effet qu'il produisait.
La nuit venue, on servit un repas splendide.
Les vins de toute espèce, depuis le bourgogne
le plus exquis jusqu'au jus délicieux de la Mol-
davie, étaient versés à pleins verres. Nous ne
quittâmes notre hôte que lorsque le jour com-
mença à paraître.
La maison de ce seigneur était composée de
plus deux cents domestiques, et cependant il nous,
demandait presque excuse de nous recevoir avec
si peu de façon, en nous parlant de ses pertes
dans la dernière campagne. Sa maison de Moscou
avait été brûlée avec tout ce qu'elle renfermait.
Il avait aussi perdu un grand nombre de ses
paysans, parmi lesquels plusieurs de ses joueurs de
cors de chasse, plusieurs de ses meilleurs acteurs,
de s.es meilleurs, musiciens, qui lui avaient été en-
levés par la guerre.
Tous ces genS;, au reste, attestaient par leuï-
(25l )
air de bonheur les bienfaisantes dispositions de
leur seigneur; ils faisaient tous l'éloge de sa
bonté et de sa franchise. Ces pauvres créatures
lui donnèrent dans ces derniers temps de cala-
mité une grande preuve de leur attachement.
A l'approche des Français , il réunit tout son
monde; et après leur avoir remis à chacun
quelques pièces de son argenterie, il leur or-
donna de les cacher où ils pourraient. Lorsqu'il
revint au milieu d'eux, au mois d'octobre;, pas
une seule petite pièce ne manqua. Ce ne fut pas
tout : ces mallieuieux avaient été forcés de s'en-
fuir à leur tour, et par attachement pour leur
maître , ils avaient pris tout le soin possible de
son esclave favorite ; elle ne manqua de rien avec
eux; et dés qu'ils surent où il s'était retiré, ils
fournirent les chevaux et l'argent nécessaires
pour qu'elle put l'aller joindre. Ce seigneur, au
reste, paraissait s'enorgueillir beaucoup de ces
preuves d'affeclian; et nous eu conclûmes qu'elles
ne sont pas très-communes.
Il est des maisons de seigneurs qui renferment
bien plus de domestiques encore que n'en avait
celui-ci. On en cite quelques-uns qui en ont
jusqu'à cinq à six cents. Ces gens-là vivent
pêle-mêle, n'ayant pour lit que le plancher ou
( 25i )
h. terre : au reste, ]e lit n'est pas un meuble de
rigueur en Russie, lis sont dénués de toutes les
commodités de la vie : et c'est cependant au
moyen de cette multitude d'esclaves que le prince
russe pourvoit à ses amusemens , à son théâtre,
à ses concerts 3 qu'il étale une grande foule de
domestiques dans son antichambre 3 qu'il a une
table ouverte et bien garnie pour tous ses amis ;
qu'il étale enfin un luxe que l'on ne rencontre
que dans ce vaste empire. Le nombre des
bras attachés à un même emploi est presque
incroyable, et les travaux qu'ils exécutent ne le
sont pas moins. Le comte Apraxin a fait rebâtir
en moins de vingt-deux mois son magnifique
palais de Moscou , qu'on avait mis vingt-deux ans
à faire construire. Nous l'avons vu avec tous ses
dômes , ses portiques et ses ornemens intérieurs ,
absolument tel qu'il était avant l'incendie, et
déjà habité par quatre à cinq cents personnes.
Ces créations rapides sont tout à fait du goût des
Russes. Quand le roi et la reine de Prusse vinrent
à Saint-Pétersbourg, on construisit en moins de
quinze jours une suite de quatorze appartemens
ornés de sculptures, peintures, dorures, et au-
tres décorations; et, ce qui estplus extraordinaire
^ncoî^c, ce palais gigantesque de Saint-Michel^
1
( ^'3 )
tîernière résidei'.ce de l'cmpe) enr Paul, fut pro-
jeté , bâti et liabité dans moins de trois ans.
Le 26 juin, la chaleur fut excessive, ]c i^icr-
momètre de Réaunmr marquait vinî;t-deux de-
grés. Nous sortîmes cependant vers le soir, et
nous allâmes à la promenade sur le boulevarcî.
Là nous vîmes beaucoup de monde dans des cos-
tumes divers : le marchand russe d-ms son catlavi
bleu, avec sa femme dont les ciievenx tressés
sont ornés de perles; le grec avec sa robe de
soie bleue ou ronge; le Perse chw.fi son bonnet
piqué, sa veste à fleurs et sa robe flottante; le
marchand boukhare, le Tartare de Kasnn, le Mon-
gol dans son costume particulier, et le Turc, qui
ne connut jamais le sourire , superbement vétn , se
promenant à pasf«lents, d'un air grave et majes-
tueux. Mais de toi:js les promeneurs celui qui
captivait l'attention générale, c'était un élég;int
habillé à la dernière mode anglaise : ce costume
était ici plus extraordinaire que tous les autres.
A voir les rues désertes de Moscou , on ne
se serait pas attendu à rencontrer un si grand
concours de peuple à la promenade. On nous
assura, au reste, que ce n'était rien en compa-
raison des années précédentes. Cependant le
commerce de l'Orient avait déjà ramené une
grande partie des uégocians étrangers. Ce com-
( 234 )
merce prenait chaque jour une nouvelle activités
De toutes les branches de commerce , la plus
lucrative est celle que les Russes font avec les
Boukhares : elle consiste en étoffes de coton,
soieries, peaux d'agneaux, riz , rhubarbe, fruits
secs , salpêtres, turquoises , lapis lazuli, schals de
cachemire, dont quelques-uns sont du prix de
5ooo à 6000 roubles. Les Boukhares prennent
en retour du sucre, du café, des draps, des
cuirs, de Tindigo, de petits ouvrages en fer,
de la fabrique de Toula. Ils ne bornent pas leurs
relations à la seule ville de Moscou; plusieurs
d'entre eux sont établis à Aslracan et dans d'au-
tres places de ce colé-là. Mais les principales af-
faires se font à la foire de Makarieff (1) qui se
tient au mois de juillet. Un nombre infini de
Boukhares s"y rendent en caravanes en remon-
tant le Volga. On dit qu'il se réunit à cette foire
plus de cent mille personnes, et que les affaires
qui s'y font montent à plusieurs millious de
roubles.
Les Boukhares sont des Tartares industrieux
(1) A dater de celle année ( 1817), la foire est trans-
férée à Nizenei-Novogorod. La ville de Makarieff a été
incendiée deux fois, en i8i5 et 1816, soit par accident >.
soit à dessein.
( 235 )
et paisibles, soumis à un kan indépendant,
qui fait sa résidence à Boukhara , ville peu
éloignée de Samarkand : mais le pays situé en-
tre cette contrée et la frontière de Russie oflVe
les plus grands obstacles à un commerce direct ;
il est totalement dépourvu d'eau , et se trouve sans
cesse infesté par les Kii quisses. Quoique les ca-
ravannes soient considérables , puisqu'elles se
composent depuis deux cents jusqu'à trois cents
chameaux, elles n'en sont pas moins très-souvent
attaquées par ces brigands qui n'ont ni foi ni
loi. Le seul moyen de traverser tranquillement
le désert , est d'acheter leur protection avant de
se mettre en route.
Les Rirquisses vont en corps d'armée con-
sidérables ; Hon-seulement ils ont résisté aux
fusses, qui dans ces derniers temps ont voulu
les chasser de la contrée, mais ils les ont mémo
empêchés d'atteindre jusqu'au lac Aral. Ces diffi-
cultés ont forcé le gouvernement iilipérial à
laisser ce commerce dans les mains des Bou-
khares ; mais il n'a pas négligé les intérêts de ses
sujets j et sous ce règne on a constamment of-
fert une escorte de 1,000 hommes à toi^te com-
pagnie qui voudrait employer un million de
ÏQubles à une entreprise pour ouvrir un corn-
f 256 >
lîierce direct avec la Boukharie : mais cette offre-
n'a encore tenté personne.
Outre ]e commerce ordinaire, il se présente
des, spéculations d'un genre plus particulier à
ces contrées orientales. Un marchand russe en-
treprend un voyage dans l'espérance de décou-
vrir des bijoux qui auraient été abandonnés par
un parti vaincu dans sa fuite , ou enfouis par de
malheureux proscrits pendant les diverses révo-
lutions qui ont silong-tcnjps désolé la Perse et les
pays voisins. Un autre porte des émeraudes et
du corail aux Usbeks, qui de temps immémorial
sont dans l'usage d'orner le Iront et les yeux des
morts avec ces ricLcs matières. J'ai connu un
marchand russe qui avait fait un voyage très-
lucratif avec une cargaison de laines de cache-
mire. Prenant sa route par Pakitinsk, il fut plu-
sieurs jours à traverser une grande partie du dé-
sert sous la conduite de deux honnêtes ïartares-
Usbecks qui ne lui demandèrent pour leur peine
qu'un ducat chacun. Il avait été si satisfait de sa
spéculation, qu'il était sur le point de la renou-
veler une seconde fois avec son fils.
Il paraîtra peut-être surprenant que les Usbesks
aient demandé des ducats pour récompense j
mais il faut savoir que le commerce a tellement
( 2^7 )
Vépându cette monnaie , qu'elle est la plus usi-
tée clans les affaires sur presque tous les points
de la terre. Ce même marchand russe nous di-
sait que les pièces de vingt francs au coin de
France, quoique de très-bon or, avaient bien
plus de peine à passer , et perdaient toujours
dans ces conlrées lointaines, parce qu'elles étaient
bien moins connues que les ducats hollandais.
Il avait entendu prononcer le nom deBuonaparte
dans les déserts de la Tartarie, et dans le cours
de son voyage il avait vu une histoire de sa vie
contenant un pompeux et mensonger récit de ses
entreprises et de ses actions , terminée par son
mariage en 1810. Ce livre était en Arabe, langue
fanùliére à toutes les personnes bien nées dans
ces pays : il avait été , nous dit ce marchand , im*'
primé à Paris , et envoyé au nombre de plusieurs
centaines à Alep, d'où il s'était répandu dans
l'Orient. Avait-il l'intention de propager par là
la gloire fallacieuse de son nom; cela se rat-
tachait-il à quelque plan de futures conqnétes dans
ces pays lointains, c'est ce qu'il est difficile de
décider à présent.
Le dernier ukase de l'empereur qui oblige tout
étranger qui veut s'établir à Moscou de se faire
laaturaiiser , met sans doute des obstacles au ré*
( 2^§ )
tabîissement du commerce rie celte ville. Mais ]à
politique exigeait impérieusement celte mesure,
après les efforts faits par les agens du dehors
pour désorganiser ce pays. Diverses ordonnances
qui coïncident en partie avec ces vues, ont été
promulguées à Saint-Pétersbourg 5 mais le gou-
vernement n'a pas voulu adopter entièrement
la même mesuie pour sa seconde capitale.
Nous fîmes un jour une petite excursion au cou-
Vent desDrvilchi , jadis prison de la princesse So-
phie 5 sœur de Pierre le Grand. Aucunegrille n'en
ferme l'entrée : nous examinâmes à loisir tontes
les parties de ce mélancolique édifice. Les reli-
gieuses velues en noir avaient l'air d'ombres er-
rantes au milieu de celte obscurilé qui régne tou-
jours dans une église russe. C'était l'heure des
vêpres : le son plaintif de toutes ces voix fémi-
nines mêlées au chant des prêtres, nous fit une
impression diflicile à rendre. Les nones officient
elles-mêmes durant une partie du service divin j
en lisant des passages de l'Ecriture 3 mais les prê-
tres se tenaient à la porte du sanctuaire où les
femmes ne peuvent jamais entter.
Les édifices religieux étaient , du temps des
grands ducs, des espèces de forteresses appro-
visionnées, et propres à soutenir des sièges.
Celui-ci fut considéré par les Français sous liri
point de vue militaire : sa situation à l'angle
formé par la rivière , du côté de la grande route
à l'ouest , immédiatement sous la montagne de
Sparrow, faisait de ce cloître un poste émineni-
oient nécessaire. 11 y mit donc une garnison de
4ooo hommes pour garder le passage , et empê-
cher les Russes de s'y établir eux-mêmes.
Il paraît que les officiers de cette division se
conduisirent avec tous les égards possibles. Ik
poussèrent l'attention jusqu'à faire devant les
images des saints le signe de croix , avec la même
dévotion que leurs hôtesses : aussi quand le ma-
réchal Davoust offrit de remplacer la moitié de
ses hommes par une égale quantité de blessés
russes, la bonne Igoumena (l'abbesse) refusa l'é-
change sans hésiter : et s'il s'élevait quelque soup-
çon contre la supérieure et ses nonnes , nous
nous empresserions d'ajouter que ces dames ne
nous parurent ni jeunes ni jolies.
Un autre jour, nous visitâmes les divers' mo-
nastères qui sont sur les bords de la Moskwa, au
bas de la ville , tous remarquables par la beauté
de leur situation. Ils sont bâiis la plupart sur le
modèle de celui de saint Alexandre à Saint-Péters-
bourg, en briques rouges et blanclies. Al'cxcep-
( 24o )
lion d\ui seul , ils iioas parurent tous d'une Irèa-
peiite aiitiquilé,
Toutes les fois que nous faisions ces excursions^
nous revenions le cœur serré. Rien n'attriste da-
vantage que ces éternelles images de la destruc-
lion : on peut se figurer une ville détruite; mais
ne rencontrer sur une superficie de neuf lieues
carrées que des ruines à chaque pas , c'est un
tableau dont l'iiorreur surpasse toute imagina-
tion. Les liabitans ont pourtant rebâti leurs
maisons avec assez de promptitude; mais que peut
le travail de deux années (i). Le peu d'habitations
qui se relèvent paraissent des Oasis dans ce vaste
désert , et font une bien petite diversion à la
scène de désolation universelle que l'on a sous
les yeux.
D'après un rapport officiel , il paraît qu'avant
l'incendie il y avait à Moscou 6691 maisons bâties
en bois, et 2667 en pierre ou en brique. Quand
les Français évacuèrent la ville, il n'en restaitque
2100 en bois et 626 des autres.
( 1 ) D'après des renseignemens postérieurs , Moscou
est presque entièreiuent rebâti : il ne restait, au mois
de juin 1817 , qu'environ un dixième des maisons à relever j
ce sont celles des faubourgs dont les propriétaires ont peu
de fortune^
( 24l )
Les pertes immenses que les nobles du gouver-
nement (le Moscou ont faites par l'invasion des
Français les ont mis pour un certain temps dans
i'unpossibililé de relever leur ville. La princesse
de K... estime ses pertes à i2,oc)5 esclaves, et une
valeur de deux millions de roubles en maisons ,
meubles et bestiaux : Jous les autres ont fait des
pertes à proportion. On conçoit que, de quelques
années, les palais de Moscou ne peuvent se re-
lever : aussi, à l'exception de ceux du comte
Apraxin etdeM. deBalaclioff, touslesautres, tels
que ceux de Paschkow, MenczykofF, Puschkin,
Troubetskoi, Sciieremeleft', Aschkow, Orlow,
Dolgorouki , Panin , Besborodko , Durassow ,
SoltikofF, Gagarin, etc. , etc. , sont encore dans
le même état où l'incendie les a laissés.
Dans les classes inférieures , les marchands en
détaU , les aubergistes ont été les premiers à re-
bâtir leurs maisons ; ce qui se conçoit facilement,
leurs rentrées devant nécessairement être promp-
tes, L'holel du traiteur allemand chez lequel nous
étions logés avait été un des premiers rétablis; il
n'y avait pas d'autres maisons dans la rue : les
marques du feu étaient encore visibles sur les
fenêtres et les portes du bâtiment.
Le nombre total des maisons rebâties, à repo-
li 16
( 242 )
queilu înoi3(Ie'jui!!eL iSm, était de i^aBo en bois,
et 1,5 12 en briques.
On est peuL-êtrc curieux de connaître le résul-
tat de la souscription ouverte en Angleterre en
faveur des babitans de Moscou : elle n'a pas eu
la destination que se promettaient sans doute
ceux qui l'ont remplie. Le peuple est ici esclave,
et ne possède rien en propre. L'argent de la s ous-
cription a donc éié distribué entre certains sei-
gneurs dont les besoins étaient les plus pressans ;
et jusqu'à un certain point ceux auxquels il était
réellement destiné en ont en quelque façon pro-
'filé, puisqu'il leur a évité un appel de fonds que
leurs seigneurs n'auraient pas manqué de leur
faire.
Le nombre des babitans de Moscou , pendant
les chaleurs dc^\'éfé qui leur permettent de bi-
vouaquer dans les rues ou au milieu des ruines
deleura maisons, est, en ce moment, de 170000 :
mais ce nonsbre n'est que momentané; il n'y en
a habituellement que la moitié de ce que l'on en
comptait avant l'incendie : suites afîreuses de
l'ambition désordonnée d'un seul bomme ! Que
d'innocentes victimes privées subitement de tout
ce qu'elles possédaient ! Murât et le maréchal
Mortier avaient ouvert un asile dans leurs palais
( 245 )
iaux rnallieurcux; Buonaparte lui-même éprouva
quelques sentimeus de pitié > on le dit du moins j
il parut désirer de diminuer les maux qui pesaient
sur les infortunés habitans, La nature humaine
n'est pas toujours égale soit dans le mal soit dans
le bien : le scélérat ressent quelquefois le remords,
comme l'bomme vertueux éprouve quelquefois
aussi de vicieuses faiblesses. Buonaparte révoqua
au bout de huit jours l'ordre donné pour le pillage.
Le maréclial Mortier reçut l'ordre d'organiser
un e m iinicipalité : des syndics furent nommés pour
faire le relevé du nombre des pauvres • on pro-
mit à ceux-ci des rations; les chirurgiens français
durent soigner également les malades des deu^;
nations, et M. l'outoulmine fut requis de dresser
un rapport sur l'hôpital des Enfans-Trouvés qui
avait , on ne sait comment, échappé aux flam-
mes , et d'indiquer les moyens de pourvoir à leur?i
besoins.
Ces inteiiîions bienfaisantes ne furent pas sans
succès. Quoique la nouvelle municipalité rencon-
trât mille difficultés dans Taccomplissement de ses
devoirs , quoique les aulorités civiles et mditai-
resne parussent la respecter en aucune manière,
quoique les rations promises aux pauvres ne leur
fussent point di^jtribuées , quoique les hôpitaux
16.
( 244 )
fussent laissés sans approvisionnemens et san^
inédicaniens , néanmoins les conséquenees des
mesures prises furent une grande amélioration
dans l'état de la ville. Dés la troisième semaioe ,
les habilans commencèrent à jouir d'une appn-
rence de tranquillité.
Alors le peuple tourna ses pensées vers le ciel.
Jusqu'à ce moment aucune messe n'avait été cé-
lébrée depuis le fatal jour de l'entrée des Fran-
çais : on crut devoir ouvrir une des églises. Après
beaucoup de recherches, on trouva un prêtre,
aumônier du régiment des chevaliers-gardes, qui
se chargea d'officier. Les préparatifs furent faits
avec la solennité requise : on établit une garde
devant l'église (i). Long- temps avant l'heure
convenue, la populace se rendit sur la placej et
aussitôt que les portes furent ouvertes, la foule
se précipita dans le temple. Des témoins oculaires
(i) C'était celle nommée Enpla-Diacona. Quelque temps
avant la guerre un ukase avau orcJonné la démolition de
trente-trois églises sur les deux mille environ que l'on
comptait à Moscou. La superstition attribua à celte circons-
tance tous les malheurs de l'envabissement. L'empereur
a fait vœu de bâtir une église en commémoratloa de la dé-
livrance de la Russie,
( 2.i5 )
nous ont assuré que rioii ne fut plus toucliant
que cette cérémonie religieuse. Il se trouva que
c'était le jour de la fêle de sainl Alexandre; el les
mougiks sentirent renaître leurs espérances.
Ces falales guerres d'invasion, outre les maux
physiques qu'elles entraînent, ont toujours pour
résultat de développer les mauvaises inclinations
des peuples; ie paysan emploie la perfidie pour
se venger du soldat, il s'accoutume à son tour au
brigandage, et les lois ont bien de la peine à re-
prendre leur empire; les militaires ne pouvaient
pas s'écarter sans être assassinés par les mougiks,
et souvent avec des raiïinemens de cruauté qui
font liorrcur. On en a vu pousser la perfidie jus-
qu'à engager des soldats à venir prendre un repas
dans leur chaumière ; et quand ceux-ci , pleins,
de confiance, se livraient à la joie, les paysans
d'aknlour s'emparaient des armes posées en fais-
ceaux à la porte de la cabane , se jetaient sur les
solda's et les massacraient impitoyablement jus-
(Jh'au dernier.
Beaucoup de partis de fourrageurs ont été
détruits de cette manière par les paysans, qui
croyaient ne commettre en cela qu'une action
méritoire ; et nous voyons avec douleur que ceux
qui nous font ces récits partagent cette façon d'en-
( 5246 )
t-isager les choses : tant il est vrai que les guerres
ont pour premier résultat de rendre l'homme
féroce, et de lui ôter les premières notions du
juste et de l'injuste.
Il circule ici une infinité d'anecdotes qui font
ressortir le courage des paysans. On nous a conté
qu'un esclave du comte Romanzow ayant été
blessé d'une balle par un hussard westphalien , se
IraÎHa comme il put vers sa chaumière. Son en-
nemi espérant trouver quelque butin, suivit les
pas sanglans de sa victime; il trouva le malheu-
reux étendu dans sa cabane luttant contre la
mort: sans s'en embarrasser davantage, il se mit à
fureter partout ; et pendant qu'il était en train
de remplir ses poches, le Russe, ramassant tout
ce qui lui restait de force , saisit sa hache et en
fend la tête de son assassin , sur le corps duquel
il expire un instant après (i).
(i) Voici l'extrait d'une lettre écrite par un intendant à
son seigneur, à Snint-Pélersbourg ; elle pput donner un^
îdc'e de l'esprit qui animait les Russes en 1812.
« Les Français sont yenus à nous ; ils nous ont pris du
foin , de l'avoine , du p;nn , des bestiaux. Il nous en reste
pourtant encore assez pour passer l'hiver. Sur quelques-
unes de vos terres ils ont commis de grands ravages. Il y
e trois semsioes environ qu'ils sout arrivés au village de.,,,
C 217 )
Au commencement d'octobre le temps com-
njença à se gâter. A la même époque, ractivilé
toujours croiscantc de l'armée russe, postée près
de Kaloiiga, redoubla l'anxiété de Buonaparte. Il
employa tous les moyens connus pour ranimer
l'esprit du soldat et rempêchcr de réfléchir sur sa
position j à son tour il mit en usage les stratagè-
mes dontles Russes s'étaient servis avant de quit-
ter Moscou ; la paix était assurée, on parlait d'un
second message à l'empereur Alexandre. Les
amusemens publics se mullipliérent : j'ai vu une
affiche de spectacle sous la date du J 2 octobre
( six jours avant l'évacuation ) ! Mais tout fut inu-
tile; le bruit de la victoire de Taroutina rempor-
tée par Beningsen , fit faire aux militaires de gra-
ves réflexions. On aperçut un cîiangement mar-
qué dans la contenance des officiers français;
cette gaieté, celte disposition conmumicative qui
avec l'inlenlloa de le brûler; mais, nvec l'assistance de
Dieu^ nous les avons tous tués comme des chiens enragés.
Nous avons trouvé sur eux J)eaucoup d'ornemcus d'église
r.t un collier de peiles : j'ai donné tout cela à noire église.
Nous ne voulons rien de ce qui a opporleuu aux Français.
Nous sommes satisfaits^ et ne voulons pas provoquer la ven-
geance divine. »
( 248 )
les clistinguent si éminemment, semblaient îe&
avoir abandonnés. On leur entendait dire : nous
sommes jlamhés y c'est fait de nous! Ils s'effor-
ç.uent d'entretenir la conversation; mais ils ne
jiarlaient plus d'affaires politiques, si ce n'est à
mots couverts et entr'eux.
Bientôt la retraite devint d'une urgente né-
cessité. Elle offriiit bien des chances défavo-
rables- néanmoins l'esprit de Buonaparte, qui
paraissait engourdi, se réveilla tout à coup.
Les convos de blessés eurent ordre de prendre la
route de Smolenske : on fit préparer pour vingt
jours de biscuits le long de celte route. Ces dis-
jjositions furent bientôt connues dans la viile.
Le 18 octobre, vers les quatre heures du soir,
on entendit battre la générale, et au bout d'une
heure la plupart des régimens se dirigèrent vers
le sud. Le maréchal Mortier, cependant, con-
tinua à occuper Moscou à la tête d'un corps de
5,000 hommes. 11 réunit tout son monde au
Kremlin pour pins de sûreté: car il était pro-
bable que l'armée russe ne tarderait pas à con-
naître le mouvement des Français. Effectivement
dés le surlendemain un parti de cosaques pénétra
dans la ville, et s'avança bien avant dans la Twers-
koi. Les Français les repoussèrent.
1
(=49)
Bientôt après le général Wilzengerod se ha^
sarcla à entrer dans Moscou accompagné d'un
seul aide-de-camp. A peine étail-il sur le boule-
vard, qu'il aperçut un escadron de cavalerie
française. Alors il s'avisa d'une ruse de guerre:
élevant en l'air son mouchoir blanc comme un
drapeau parlementaire , il s'adressa à l'officier
commandant, se dit envoyé de Faruîée russe,
et demanda à être mené immédiatement au quar-
tier-général. Il fut en conséquence conduit au
Kremlin. Mais le maréchal Mortier n'était pas
homme à se laisser tromper par un pareil sub-
terfuge. Il se récria fortement contre un com-
mandant en chef, devenu son propre messager,
et lui dit qu'il le regardait comme prisonnier de
guerre. Witzingerode fut envoyé sous escorte
à Buonaparte. On prétend que celui-ci, aigri par
parla funeste tournure des événemens, voulait
ihire passer ce général pnr un conseil de guerre
qui l'aurait condamné pour avoir porté les armes
contre son roi et sa patrie (le général Witzin-
gnerode est né en Wes(phalie). On sait par quel
événement extraordinaire il échappa au sort qui
l'attendait.
On ne savait trop si les Français avaient conçu
Qu non l'idée de se maintenir dans Moscou. Une
( 25o )
esplanade élevée avec assez de peine, du côté
du Kreniliri qui est vis-à-vis le Kitaye-Gorod, les
retrancliemcns, les barricades construites devant
les rues qui aboutissent à la rivière, donnaient
beaucoup d'inquiétudes aux habitans sur leurs
projets ultérieurs. Mais les préparatifs pour faire
sauter le Kremlin, dont il n'était pas possible
qu'on fit un mystère , ouvrirent les yeux à
tout le monde. S'il restait quelques incerti-
tudes, elles furent dissipées d'une manière bien
cruelle, lorsque, le 2 5 octobre, à deux heures
du matin , on entendit la première explosion et
successivement les trois aulres qui niirent le
sceau aux vaines insultes que Buonapartc voulut
faire à la nation russe. L'arrière-garde française
qui, dans la vue de cacher ses desseins, avait
fait des évolutions pendant plusieurs heures ,
commença sa marche vers les huit heures dans
la soirée du 22. Et au jour on n'aperçut plus
aucune trace de troupes françaises, si ce n'est
les ruines qu'elles laissaient après elles, d'après
les ordres d'un barbare.
Dans le cours de cette mémorable journée
( 25 octobre) les cosaques prirent possession delà
ville. Mais, loin que leur arrivée amenât quelque
changement hem^eux pour les infortunés habi-
( 25i )
tans, ils éprouvèrent de nouvelles perséeiilionp.
lies cosaques, • maîtres de la place, se mirent
d'abord à piller: puis, excités par la canaille,
ils furent à la reeherclie des soldats français dans
toi:ies les maisons où l'on pouvait soupoonner
qu'il en fût resté. Tous ceux que l'on trouva
furent impitoyablement massacrés dans leurs lits.
Les personnes auxquelles les Françf^is, pendant
leur séjour, avaient manifesté quelque bien-
veillance, devinrent ensuite l'objet de la rage de
ers furieux. Un parti de cosaques entra dans la
maison de M. Bekelow, près le pont des Maré-
cliaux; ils ballii'enl les femmes, et assommèrent
]vH hommes qu'ils y trouvèrent. Après celte belle
expédition , ils se portèrent, suivis de toute la ca-
naille , au Zemlenoye-gorod, vers la colonie fran-
çaise. « Prenez, s'écriait un mougik, prenez ce
nid de traîtres et d'espions que nous avons nourri;'
trop long-temps dans notre ville. Tuez-les tous
sans exception.» Ces barbares allaient faire une
effroyable boucherie , lorsque le vénérable pas-
teur de l'église catholique se présenta à eux, et
les conjura de l'écouter. Il leur fit comprendre
combien lui et son troupeau étaient innocens
des maux dont ils étaient au contraire lc& |'re-
mières victimes. Il parvint aiusi à !cs engager à
(202 )
se retirer et à emmener le peuple avec eux. Ces
heures de confusion et d'anarchie furent cruelles
à passer j à chaque inslnntla position des citoyens
devenoit plus terrible. Enfin , le général Be-
kendorff arriva avec trois bataillons, et rétablit
un peu le calme dont cette malheureuse cité
avait tant besoin. Le samedi matin, parut un
maître de police, M. Hellmann : tout le monde
alors respira , et l'ordre commença à se ré-
bhr.
Je n'oublierai pas un beau trait d'un officier
russe (i) resté à Moscou, elprisonnier des Fran-
çais. Le départ de l'arrière-garde lui avait rendu
la liberté 3 il logeait dans la maison des Enfans-
Trouvés, où étaient les blessés français. Pour les
mettre en sûreté, il entre dans la salle, son bras
en écharpe , et leur crie : Soldats ! vous êtes tous
mes prisonniers j l'armée est partie, je vous
somme de vous rendre. — Comment ! nous ne
nous rendrons pas : aux armes! En effet, plu-
sieurs de ces braves sortent de leur lit , s'ha-
billent, s'arment et veulent sortir. L'officier
s'op])ose ta leur départ, leur représente le dan-
ger qu'ils courent , s'ils se montrent hors de
(i) M. de Rvikoff, officier aux chasseurs de la garde.
( 253 )
la salle. Il lui fut impossible de retenir qnelqnes-
uns d'entr'eux , qui sont massacrés dés qu'ils
paraissent dans les cours. Celle triste vue rend
les autres plus dociles : ils se rendirent prison-
niers. Alors leur sauveur descend, va au-devant
des cosaques et du peuple, et dit au comman-
dant des cosaques. Je vous déclare que les
blessés qui sont ici, sont prisonniers ; personne
n'a le droit de les toucher. On insiste ; le chef des
cosaques menace d'emploj-er la force : mais la
fermeté généreuse de l'officier russe parvint en-
fin à sauver les blessés.
Puisque nous avons parlé des cosaques, il est
bon d'observer qu'il n'est pas absolument néces-
saire d'élre de cette nation pour servir dans les
corps de Tarmée russe qui portent ce nom , pas
plus qu'il n'est indispensable d'être né en Hongrie
pour entrer dans les hussards autrichiens. Pen-
dant la dernière guerre, on a levé en Russie un
grand nombre de réginiens armés et équipés â
la cosaque. Je merappelle qu'en passant àTwer, je
vis un régiment de cosaques revenant del'aruîée,
que l'on licencia sur la place , vu qu'ils étaient
tous natifs de cette province. C'étaient des paysans
de la couronne, des cochers, des laquais, des
bateliers , etc. etc. , qui n'avaient d'autre droit au
( 254 )
horn de cosaque que celui que leur donnaient leurs
longues piques, leurs chevaux presque sauvages
et leur amour pour le brigandage.
C'est aujourd'hui le ■^ juillet, jour de la proces-
sion solennelle au monastère de la vierge. L'i-
mage de celle mère du Sauveur frappa, comme
on sail, d'aveuglement, une armée de Tar tares qui
venait surprendre Moscou. On nous fit beaucoup
d'instance pour assister à toutes les cérémonies
qui ont lieu ce jour-là; mais nous avions fait
tous nos préparatifs de départ, et nous nous
mîmes en roule pour Smolenske.
Les premiers objets qui attirèrent notre atten-
tion, forent les restes des relrancheraens élevés
à Poclonigorodi C'est dans cet endroit que les
Russes avaient d'abord eu l'intention de tenter
encore une fois le sort des armes après la bataille
de Mojaïsk. La route passe par une colline, sur
laquelle ils élevèrent trois batteries formidables.
Adroite et à gauche, d'épaisses forets rendaient
celle position trcs-forle; néanmoins, le général
russe renonça au projet de risquer une nouvelle
action en avant de Moscou contre l'armée vic-
torieuse.
Lu malheureuse ville de Mojaïsk n'est plus
qu'un monceau de ruines. Les Russos en fuyant
( 255 )
y liiirent le feu , et les Français dans leur retraite
ont achevé de brûler le peu de maisons qui res-
taient. C'est ici queBuonaparte se décida positive-
ment à faire sa retraite par Siiiolenske, se voyant,
par la perte de la bataille de Malojaroslawciz ,
liors d'état de se frayer un passage vers les pro-
vinces du sud. La grande armée russe marcha
directement sur Krasnoï, afinde lui barrer le che-
min, tandis que Platow et Miloradovitz eurent
ordre de le poursuivre. Le premier surprit l'ar-
rière-garde française à Mojaïsk, etluifit éprouver
un échec.
Les champs de Borodino (i) n'étant plus qu'à
six verstes , nous étions impatiens de voir un
lieu devenu si célèbre. Il faut observer que ce
n'est pas l'occasion qui avait marqué cet endroit
pour le lieu du combat; il avait été choisi de lon-
gue main, et fortifié en conséquence avec soin.
ÏjC général Beningsen qui fut chargé de ce soin .
y mit plusieurs semaines.
En continuant notre chemm nous arrivâmes
(i) Les Russes donnent à la bataille de Mojaisk !e noui
(le Borodino j c'est celui d'un village situé "à deux lieueà
plus en avant de Moscou. C'est entre ces deux points que
«e trouve le champ de bataille.
( 256 )
d^abord au petit hameau de Tatarinosa , où Koii-
touzow établit son quartier général; bientôt après
nous nous trouvâmes à l'endroit où était le cen-
tre de la position des Russes. C'est une terrassé
naturelle de trente à quarante pieds d'élévation,
qui se termine en pente douce et s'étend à une
dislance d'une lieue: au bas, coule la Kaloglia,
petite rivière qui se jette dans la MoslvAva. Le
flanc droit des Russes se trouvait tellement assuré,
qu'aucune attaque n'eut lieu de ce côté. Leur
gauche était protégée par un ravin profond, der-
rière lequel est une hauteur sur laquelle ils éta-
blirent trois rçdoutes. Deux collines, également
hérissées de canons et occupées par leurs meil-
leures troupes, commandaient toute la plaine d'a-
lentour.
Les Français étaient maîtres de l'éminence située
de l'autre côté de la Kaloglia, et rangés sur une li-
gne qui s'étendait depuis le point opposé au centre
de l'armée russe jusqu'à son extrême gauche.
Tout le terrein occupé par eux, allait en s'éle-
vant, mais pas assez pour que leurs canons pus-
sent dominer la plaine. Ils appuyaient leur droite
sur deux formidables batteries dont les parapets
étaient encore intacts , près d'Alexyno, lorsque
nous y passâmes»
( 2D7 )
ï)èsle premier jour de la bataille, les redoutes
qui soutenaient la gauche des Russes furent eni-
portées. Les Français changèrent ensuite L:ur
plan cL dirigèrent leurs attaques vers le centre
de j'urniée russe. Malgré le double rang de ca-
nons qui vomissaient la mort. Li valeur Irançaise
l'eniporta. Le lendemain de bonne heure, ils se
rendirent maîtres du village de Borodino dont les
Russes n'eurent pas le temps <ie rompre le pont.
Ayant passé la Kalogha, ils firent trois charges
désespérées sur les hauteurs. Chaque fois ils fu-
rent repoussés. Alors changeant une seconde fois
leur plan, ils se dirigèrent de nouveau contre
l'aile gauche des Russes. Cette aile avait été fort
affaiblie par la perte de la hauteur dont nous
avons parlé. Quelle fut la raison qui empêcha
les Russes de la reprendre , c'est ce que
nous ne pouvons expliquer • d'autant plus que
les batteries françaises trop éloignées ne pouvaient
soutenir leurs troupes de ce coté ; et un corps
Russe, posté dans le bois qui est derrièi e, devait ,
ce semble , rendre cette uliaque ti ès-pralicable.
Quoi qu'il en iroil, l'occupation de ce poste im-
portant donna aux Français une supériorité dé-
cidée, et le troisième jour de cette mémorable
affaire, ils furent maîtres du ciuunp de bataille.
2 17
( y.5S )
A la nuit les Russes firent leur retraite sans être
poursuivis. La perte éprouvée par chacune des
deux armées était immense ; 63,ooo cadavres
jonchaient la plaine: aucune bataille de nos temps
modernes ne présente une si affreuse boucherie.
Quand on considère les nombreuses difficultés
que les Français eurent à surmonter , la position
des redoutes ennemies, la profondeur du raviti
qu'ils eurent à franchir , les obstacles que la nii-
ture et Fart leur opposaient, la bravoure ex-
trême avec laquelle ils furent reçus à chaque
attaque, on ne peut trop admirer leur éton-
nant succès , et il faut convenir que la bataille de
Mojaisk est une de celles dont ils peuvent le plus
s'enorgueillir.
En descendant de Gorrha aii village de Boro-
dino, nous aperçûmes un étranger assis sur le
rivage de la Kalogha : il nous parut plongé dans
une profonde méditation. Dans un lieu non fré-
quenté une rencontre inopinée sert d'introduc-
tion: nous lui fîmes quelques questions auxquelles
il répondit avec beaucoup de politesse. Il nous
informa qu'il était né en Pologne, qu'il était de
la division Sebastiani à la bataille de la Mojaisk.
Frappé d'une balle lors de l'attaque sur le centre
de l'armée russe , il fut laissé sur le champ de
bataille, et fait prisonnier par les Russes qui l'en-
voyèrent à Archangel. Il venait d'être mis eu li-
berté et retournait dans sa patrie. Il n'avait pas
voulu passer j)ar ici sans visiter ce champ de car
nage. L'endroit où nous étions était celui où i}
avait été blessé y et il était assis là depuis une
heure, repassant dans son esprit l'image du passé;
il ne pouvait s'en arracher : ce qu'il avait devant
les yeux lui flnsait une lelie impression que toutes
ses idées étaient bouleversées. Quand il regar-
dait ces champs maintenant si tranquilles , si
diiïérens des scènes tumultueuses dont ils étaient
naguéres le théâtre, il croyait que tout ce qui
s'était passé n'était qu'un rêve. Après avoir tiré
de notre nouvelle connaissance toutes les infor-
mations que nous pûmes , nous continuâmes
notre marche ; et , trop intéressés nous- mêmes pour
quitter sitôt ces lieux mémorables, nous allâmes
du côté où s'était trouvée l'aile gauche des Russes,
Les ouvrages construits sur la hauteur dont nous
avons parlé subsistaient encore. Le ravin qui sé-
parait ce poste du corps d'armée, était dominé par
une forte batterie placée à Semenoski, qui en ba-
layait presque toute la longueur ; et sur le terrein
l'on voyait encore des preuves de l'horrible
mêlée qui s'était engagée en cet endroit. Mais, en
17-
( iGo )
arrivant aux redoutes, ces traces de désolation de>
venaient bien plus nombreuses. L'intérieur était,
■à la lettre , jonché de bonnets, de plumets , de
fourreaux , de marmites de campagne, de débiis
d'uniformes français et russes confondus ensem-
ble , et probablement à la place où chaque homme
était tombé.
Le dix-lmitième bulletin français , en parlant
de ces ouvrages dit : ce qu'ils n'étaient faits qu'à
moitié, sans palissades, sans chevaux de frise. »
Et cejiendant c'était la clé de la position. Autant
qu'il est possible de j)orter un jugement sur cet
objet, il semblerait que la critique n'était pas dé-
nuée de fondement; on ne voit pas effectivement
qu'on se soit assez précautionné contre une atta-
que d'un corps de cavalerie qui franchirait les
parapets. INous devons ajouter que, d'après les ap-
parences et l'état actuel des lieux, on peut conjec-
turer que de la cavalerie française s'est frayé un
passage pan ici.
Un peu ])his loin est l'endroit où le général
Montbrun fut tué par un boulet; c'était un offi-
cier dont la valeur lui avait mérité l'estime de
tous ses camarades. Un simple pieu surmonté
d'une planchette, portant une inscription , est
planté à l'endroit où il a été enterré. Celte ins-
( 26l )
eriplion est écrite à l'encre, et mérite d'être rap*
portëee. La voici telle que nous l'avons lue :
Ci gît
Le général Montbrun.
Passant, de quelque nation
Que tu sois ,
Respecte ces cendres:
Ge sont les restes d'un des plus bra?e*
Parmi tous le^ braves
Du monde ,
Du général Motbrun.
Le maréclial d'Empire, duc de Dantzik,
Lui a érigé ce faible monument.
Sa mémoire est dans tous les cœurs
De la grande armée.
Dans ma prochaine lettre je voua donnerai la
suite de notre voyage.
J'ai l'honneur d'être, etc.
J. T. J.
LETTRE X.
Parallèle entre Frédéric II , roi de Prusse , et
CharLiES III , roi d'Espagne.
A M. Cv
ONSIEUR ,
Je vous prie de soumettre ce petit parallèle
aux grands philosophes de nos jours.
Frédéric II , roi de
Prusse , fut un grand
militaire et un mauvais
législateur.
Le coryphée des phi-
losophes de son temps ,
il protégea leurs écrits ;
par ses discours et son
exemple , il affaibht en
même temps les senti-
Charles III , roi d'Es-
pagne , fut un mauvais
militaire et un grand
législateur.
La risée des philoso-
phes 'de son temps , il
prohiba la lecture de
leurs écrits 5 par ses dis-
cours et son exemple , il
affermit en même temps
( 265 )
mens religieux paniii les sentiniens religieux
ses sujets. parmi ses sujets.
El» récompense, les En récompense, les
politiques du jour le politiquesdujourlepro-
pioclamèrent un grand clamèrent un roi iin-
roi. bécile.
Frédéric lit son objet Charles ne fit point
principal du militaire, son objet principal du
Ilagranditsonroyaume; militaire. Il n'agrandit
il augmenta son armée, pas son royaume , il
son trésor , et répandit n'augmenta pas son ar-
l'instruction pliiloso- niée ni son trésor , et
])bique parmi ses su- ne permit pas que l'ins-
^els : mais il dédaigna truction chrétienne fût
la morale, et se moquait remplacée , dans ses
ouvertement des dog- états , par les écoles de
mes et des institutions la philosophie moderne,
de l'église. Les canoni- Mais il s'attacha à la mo-
cats , les bénéfices ecclé- raie; il eut beaucoup de
siastiques , devinrent , considération pour les
dans ses mains , des ré- mœurs nationales,et en-
compenses militaires , core plus d'égards pour
qu'il accordait souvent les dogmes et les insti-
à des officiers qui se van- tutions de l'églige. Les
taient de n'avoir point canonicats , les bénéfi-
cie religion. ces ecclésiastiques , ne
devinrent point, dans
( 364 )
ses mains , des récom-
penses mililaircs , et
leurs litu];îires ne se
vantèrent jamais de ne
pas avoir de religion..
Ces deux princes nionrurenlavcc nnc réputa-
tion très-différente , e{ ib laissèrrnt icurs étals,
respc'ctiis à des snccesseurs , hommes de bien.
Trente oi4 quaranteans après la mortde Charles.
et de Frédéric^ un ennemi commun vint tour à
tour allaquer les royaumes d^Espagne el de Prusse,
dont le réciîîje du îrouvernomcnt et i'ess)iil de
leurs liabitans avaient été formés sur des princi-
pes si d:u!né(ra]emenl opposés.
LaguerredelaFranee Renforcée des débris
contre la Prusse fut an- delà moiiarcliic prus-
noiîcée très-iong temps sienne, la France , p.ir
avant le commence- une politique Cju'on blâ-
ment des hosciiilcs. Le me quand oji eîi est la
cabinet de Berlin eut le victime , mais qu'on ad-
lemps de faire ses ma- nnre lorsqu'on en pro-
nifesles ei ses prépara- file , avait lîaî:)!:cuieiit
i.ifs , et de recevoir les tiié avantage de la sl;^-
ufîVes que lui firei^t peur etde la conu. litJii
( 265 )
î'Angleleire cl l;i Rus- du cabinet de Madrid",,
sie , qui étuiciit , pour pour faire exiler hors de-
ainsi dire , conligues à leur pays un nombre
ses états, de la soutenir considérable de régi-
de toutes leurs forces mens nationaux, s'em-
par une triple alliance parerdcplusieurspUices
offensive et défensive, fortes, etinlroduirefra-
ternellement une armée
formidable dans le sein
de l'Espagne, La posi-
tion géographique de ce
royaume en faisait un
état isolé, et sans espoir
d'être secouru par au-
cun de ses voisins.
Les troupes prussien- Par surcroît de pré-
nés étaient formidables caution, sousleprétexte
par leur nombre , leur de juger les différens
discipline et leur repu- qu'il y avait entre le
tation celles étaient com- père et le fils , entre
mandées par des offi- Charles IV qu'on ve-
ciers exccllens, et diri- naitde détrôner, et Fer-
gées par des généraux dinand Vil qu'on avait
habiles qui , toute leur proclamé roi d'Espagne,
vie, s'étaient occupés onavaitattiréenFrance
sans distraction du mé- l'ancien et le nouveau,
tier de la guerre. Le suc- souverain , la fainil'c
( 256 )
cesseur de Frédéiie , royale et les gens les
possesseur cFnii riche plus marquans decero-
trésor , avait sous ses yaume. Soit par crainte
ordres la totalité de ses ou par espérance , on
troupes, etaucunesn'é- s'était aussi préalable-
taieiit exilées hors de ment assuré que les par-
leur pays. 11 eut le temps sonnes qui restaient en
de les rassembler, et de place agiraient en fa-
les camper dans les po- veur du nouveau gou-
sitions les plus avanta- vernement qu'on vou-
geuses de ses frontières, lait établir,
que ses ingénieurs et
son état major connais-
saient parfaitement.
La surface du terri- La surface du terri-
toire de la Prusse était toire de l'Espagne était
intacte ; il n'y avait au- en outre couverte de
cun corps ennemi dans soldats français et d'es-
son sein , qui pût in ter- pions de police , qui gê-
rompre ou mettre des naient la facilité des
difficultés dans les trans- transports et la con-
ports et dans la con- fiance des communica-
fiance des communica- tions.
tions.
Tout le monde en Ce ne fut qu'après
Prusse était à sa place , avoir mis ce royaume
ses forteresses , en assez danslapositionquenous
(2(
grand nombre, étaient
commandées par des
officiers de son armée,
elle temps n'avait pas
manqué pour les pour-
voir et les mettre dans
lin état très-respectable
de défense.
Malgré tous ces avan-
tages , une première
rencontre suffit à une
armée révolutionnaire
pour renverser et dé-
truire cette armée phi-
losophique. Ses régi-
mens furent pris , ses
places fortes se rendi-
rent , et la puissance
prussienne disjDarut.
7)
venons^ de décrire, que
l'usurpateur osa annon-
cer ses prétentions
Malgré ces désavan-
tages , les Espagnols in-
dignés, mais sans alliés,
sans finances, sans ar-
mée, sans point d'appui
et sans cenire d'unité
dans leur gouverne-
ment* sans chefs, sans
généraux, sans être pré-
veims, ni avoir le temps
de prendre aucunespré-
cautions j en un mot,
entourés de dangers ,
sans moyens etsansres-
sources , la crainte n'a-
battit pas leur courage.
Fervens dans leur foi ,
ils se prosternèrent de-
vant les saintes images
f 26S )
de Notre-Dame du Piî-
lar ^ et ils implorèrent
sa puissante protection :.
fortifies par cet acte de
dévotion , pleins de
confiance dans les sen:
timens d'honneur et
dans l'enthousiasme re-
ligieux qui les animait,
ils se révoltent contre
l'oppression : ils atta-
quent et dispersent , on
peut dire dans un mo-
ment, les armées enne-
mies , et en chassent les
resteshors de leur pays.
Les ennemis de la Les ennemis de FEs-
Prusse n'ont trouvé au- pagne ont trouvé les
cune opposition de la plus grandes opposi-
parb des espi its torts et tions de la part des moi-
des partisans des idées nés et des partisans des
philosophiques, qui é- idées religieuses , qui
taient si nombreux par- étaient si nombreux
mi les sujets du succès- parmi les sujets des suc-
seur de Frédéric II. cesseurs de Charles III.
Extrait de mon ouvrage intitulé Tydologie.
Chev. DE S.
LETTRE XI,
5w/' le dernier ouvrage de lady Morgan , intitulé
la France.
Loudres, :20 septembre.
A M. R
M
ONSIEUR ,
Vous me demandez ce que l'on pense ici de
l'ouvrage de lady Morgan. Je crois n'avoir rien
de mieux à faire pour répondre à votre désir,
que de vous envoyer l'extrait d'un de nos meil-
leurs journaux littéraires (i) : vous verrez que
l'auteur est jugé eu Angleterre beaucoup plus
sévèrement qu'en France. Yoici donc ce que dit
le journal en question :
a Lady Morgan a été à Paris par la route de
Calais; elle en est revenu par Die}>pe. Elle est
restée près de quatre mois dans îa capitale de la
(i) Quartex-ly-RevIew.
( 270 )
France, pendant lesquels elle a fait deux petites
excursions an deliors. C'est avec ces données
qu'elle revient chez nous, pour nous gratifier,
en un gros volume in-^'' (i), de ses observations
qu'elle intitule modestement la France !
«Elle débute par nous dire : Les pages suivantes
ont été composées depuis le mois de novembre
jusqu'au mois de mars, d'après un journal tenu
avec régularité pendiint mon séjour en France
en 1816. Je m^ étais engagée d fournir mon
manuscrit avant le mois cï avril : j'ai donc été
forcée de l'écrire à la hâte _, d'envoyer les cha-
pitrées les uns après les autres , sans pouvoir évi-
ter les répétitions en les comparant entre eux y et
n'ayant pas revu les épreuves _, je n'ai pu éviter
de nombreuses fautes typographiques (p. vi.)
(C Cette position dans laquelle l'auteur se met
envers son libraire, semble lui faire un peu trop
négliger les intérêts du public 5 et ceux qui ne
sont pas dans le secret de ces petites ruses , s'é-
tonneront de voir que la céleste miss Owenson ,
l'élégante lady Morgan , soit en quelque façon
(nous tremblons de le dn^e ) aux gages d'un li-
braire, et que son épais volume, si plaisamment
(1) L'éJition en anglais est ia-4°j elle coule Go fr.
( 271 )
inlitulé la France, ait été écrit en vertu d'un
contrat pour être Iwré, comme tout autre pro-
duit irlandais , dans le courant de mars.
(c Le titre de l'ouvrage est digne du contenu,
qui n'est que fausseté depuis le commencement
jusqu'à la fin. L'auteiu' y a répandu en outre, à
pleines mains , le mauvais goût , l'ampoulé et
l'absurde, les bévues, l'ignorance de la langue
et des mœurs françaises, l'ignorance sur toute
espèce de matière, les faussetés, l'amour du jaco-
binisme, l'impiété. Certes voilà bien des chefs
d'accusation très-graves ; nous prenons l'engage-
ment de les prouver.
(( Commençons par le mauvais goût. Le livre
est composé sans ordre ; il est écrit dans le plus
mauvais style, si l'on peut appeler style un vé-
ritable jargon. Il n'y a aucune connexion entre
les parties ; c'est une masse de sentences décou-
sues jointes ensemble : dételle sorte que l'on peut
assurer très-sérieusement que l'on ne fera aucun
tort à l'ouvrage en le commençant par le der-
nier chapitre, et remontant ainsi jusqu'au pre-
mier ; et cependant il annonce une prétention à
l'ordre. Il est divisé par parties, les parties eu
chapitres; chaque chapitre a un titre particulier,
comme là société , les paysans, etc. Mais lady
( î»73 )
Morgan possède un moyen de se débarrasser des
entraves qu'une division par parties et par cha-
pitres pourrait mettre aux excursions de son
génie. Elle interrompt çà el là son sujet par des
étoiles ainsi placées :
Dans son premier livre on trouve jusqu'à seize
de ces lacunes. 11 s'en trouverait plusieurs cen-
taines, si elle en avait mis chaque fois qu'elle a
manqué d'ordre dans sa narration, ou qu'elle est
passée sans transition à un autre sujet. Quant aux
titres, ils conviennent tellement aux chapitres,
que celui intitulé les Paysans^ pourrait tout aussi-
bien être intitulé Paris ^ et vice versa .
(c On sent qu'il serait trop long d'administrer
les preuves de ce que nous avançons ici. Pour
donner une idée du désordre c[ui règne dans les
observations de lady Morgan , il faudrait que
notre article fût aussi long que son malheureux
volume. Son mauvais goût, au reste, sautera aux
yeux de tout le monde, quand nous dirons qu elle
méprise Racine. Il est vrai qu'il est coupable d'a-
voir eu de la piété j et elle pense prouver suffi-
samment son imb^écillité en disant :
Le FAIBLE Racine qui écrit d madame de
Maintenon: Dieu m'a fait \ix grâce, en quelque
( ^75 )
'Compagnie que je me sois trouvé, de ne jamaiis
i-ougir de l'Evangile ni du roi. // associe ainsi le
roi et V Evangile dans ses lettres familières , et
parle dans son Histoire de Port- Royal des
grands desseins de Dieu sur la mère ^gnès. Tel
était le calibre intellectuel de l'auteur de Pfié-
dra (i) ( Phèdre) ! — Partie I , p. 48.
(( Sa rage contre la mémoire de ce grand homme
est portée si loin *, qu'en dépit de la France en-
tière et de l'assentiment général de l'Europe , elle
(lady Morgan, qui n'entend pas sa langue, qui
ne peut pas même écrire correctement le nom
de la plus connue de ses tragédies ) a l'audace
de prononcer qu'il n'est pas poète ! — Partie II,
p. 95-98.
« Venons maintenant à l'AMPOuiiÉ et à 1' ab-
surde. Nous n'en finirions pas sur cet article,
si nous voulions, comme l'on dit, approfondir
le sujet : hornons-nous à quelques exemples.
« A l'occasion d'une cloche, lady Morgan fait
la réflexion suivante :
Compter le temps par ses divisions artificielles
(i) C'est ainsi que lady Morgan estropie le nom de c«ltv
tragédie !
( 274 )
est la ressoui'ce de Vinutililè. L ignorance oisive
de V homme dans un humble étal , et V inévitable
ennui de l'homme élevé ^ trouvent également leur
compte d consulter les heures. L'homme éner-
gique et occupé laisse le sable au fond de V hor-
loge. — I, page 07.
a Veut-on des marques soit-disant profondes
sur le caractère national ; en voici exprimées
idans un stj-le aussi intelligible que simple et
éloquent :
Uidiosyncrasie reçoit toujours ses premières
couleurs de V influence du sol et du climat,- la
morale de chaque peuple dépend beaucoup de la
constitution par! icuUère de sa structure physique.
La religion et le gouvernement, à la vérité, donnent
une direction puissante aux principes et aux
usages de la société civilisée , et dégradent ou re-
lèvent ses cjualités inhérentes par la défectuosité
ou V excellence de leurs institutions. Mais les traits
primitifs de chaque race demeurent fixes et im-
muables j l'impression originaire de la nature
n'est jamais effacée. — I, page 85.
(c Voici du pathétique. La vue de quelques
tulipes qui croissent à la porte d'un hameau en
France, arrache cette exclamation à notre au-
teur :
( 27r. )
Oh! (ces oh! reviennent fréquemment chez
notre lady) quand veiTcd-je près des chaumières
des paysans de ma patrie (l'Irlande),, d'autres
fleurs que celle du chardon pointu qui balance
sa tête solitaire y et qui, à chaque souffle de vent^
jonche la terre de son inutile duvet , ou le tn'jfle
inodore qui ne rajnpe sur la terre que pour être
foulé aux pieds , ou cueilli une seule fois Vannée
pour être plongé dans la coupe enipirinte , en com-
mémoration des illusions fatales du peuple qui
cherche à noyer en même temps le souvenir de
^es maux et ce qui peut leur sei^i^ir d'emblème.
— 1, page 19.
Nous donnons au plus fin hibernois à devi-
ner ce que cela signifie.
(c Lady Morgan pense que l'époque où elle a
visité Paris, était la plus favorable pour ses
observations j et voici pourquoi :
LéU surface agitée , palpitant encore de sa ré-
cente commotion f était parsemée des restes des
anciens temps arrachés du sein de l'oubli.
I, page 109.
<£ Diderot a dit assez ridiculement, que pour
peindre une femme, il faut tremper sa plume
dans les couleurs de l'arc-en-ciel , et sécher l'é-
criture avec la poussière de l'aile d'un pr.pillon.
18.
( 276 )
Lady Morgan ne trouve pas l'hyperbole assez
forte • elle fait dire à Diderot :
Pour peindre une femme , il faut prendre une
plume de Vaile d'un papillon! ! ! — l, page i63.
« Passons aux bévues. Nous voici encore dans
l'abondance: cependant nous ne montrerons que
quelques échantillons de cet article qui sent for-
tement son origine irlandaise.
« Lady Morgan assiste à un spectacle où se
trouve la famille royale de France : elle est sin-
gulièrement affectée de voir
Que le roi et la famille royale occupaient au
CENTR.E une loge de coté (i). — II, page i54.
« Dans son admiration pour le général La-
fayettc, elle veut lui donner le titre àe patriarche',
mais, par une malheureuse ignorance de sa propre
langue, ce sont les petits enfans du général dont
elle fait des patriarches.
Nous trouvâmes le général Lafayetle entouré
de sa famille patriarchale , son fils, sa bru,
ses deux filles , leurs maris et ojize petits en-
fans. — II. page 1 83.
(( Mais ceci n'est rien en comparaison d'un fiit
(i) Le Iraducteur français a supprimé cette sottise.
( 277 )
bien extraorclinaire qu'elle a découvert, c'est
que dans les familles de nobles émigrés les en-
fans ont tous le même âge , ou à peu près , que
leurs parens. Les uieux nobles émigrés et leur.^
descendans presque aussi vieux (T, page ii3).
Après cet exorde plein de sensibililé, elle com-
mence à débiter un torrent de faussetés et de
jacobinisme sur les royalistes, ceiie faction pleine
de préjugés, ignorante, intéressée, cruelle .^ ne
respirant que vengeance. Quoique cela n'appar-
tienne pas au sujet, nous ne pouvons pas nous
empêcher de prier lady Morgan de nous citer
une goutte de sang répandue par les émigrés
depuis la restauration.
<c Les droits attachés dans la plupart des autres
contrées à la primogéniture ont été abolis en
France. Lady Morgan conclut qu'il n'y a que
des jumeaux dans ce pays-là 3 elle nous dit grave-
ment :
// n^y a point de primogéniture en France !
— I, page 22.
(( C'est avec la même sagacité qu'elle transforme
le palais du sénat conservateur en palais conser-
vateur {\\. page 3^) : titre que tous les direc-
teurs, les consuls et les sénateurs qui ont tour
( 278 )
à tour habile ce palais , voudraient bien qu'il
eût mieux mérité.
(c Comme le chirurgien du roi a été l'un des
frères de la charité, elle le confond avec le con-
fesseur du roi; et, partant de cette bévue stupide,
elle insulte Louis XVIlï , et s'enfonce dans une
cotiiparaison entre l'influence spirituelle du pre-
mier, et celle du'père Lachaîse, confesseur de
Louis XIV. — II, page i3i.
ce On connaît ce vers de Molière :
Le vérilable Amphitryon
Est l'Aiiiphitryoa ou l'on dîne.
a Lady Morgan les a entendu citer : les mots i^ê-»
ritable AmpJiitryonïoni quelque effet dans la con-
versation 5 la voilà résolue à les employer sans
s'embarrasser s'ils sont bien ou mal appliqués.
Elle les place dans une douzaine d'endroits à
peu prés avec le même succès que cet homme
dont parle Joe Miller, qui, laissant tomber une
épaule de mouton , demande pardon de ce lapsus
linguœ.
Lie cidre , dit- elle, rH est pas en gj^ande estime
chez les véritables Amphitryons du rural savoir-
vivre. — I, Pag. 71.
(279 )
La comtesse d' Horsonvïlle (qui avait invité
notre auteur à déjeuner ) était le périlabîe Am-
phitryon de ce jour délicieux.
(( Nous arrivons aux preuves de ce que nous
nous permettons d'appeler l'ignorance de l'au-
teur dans la langue et les usages des Français.
(c Comme on assure que le manuscrit était
illisible, et qu'un long errata se trouve en tête
du volume, nous mettons sur le compte de l'im-
primeur un millier de fautes que nous aurions
pu relever icij il en reste toujours assez pour
démontrer aux plus incrédules que lady Morgan
est entièrement étrangère aux usages de la France
ancienne et moderne , et qu'elle ne sait pas mieux
îe Français que la jeune fille encore en pension,
quoiqu'elle afîecte de larder chaque page de son
livre de quelques mois de cette langue.
(t Les menins qui , comme on sait , étaient de
jeuues officiers qui suivaient le dauphin de
France, sont transformés par notre auteur en ini-
^7zoi7s duidauphin. Si lady Morgan avait la moin-
dre notion delà langue et de l'histoire de ce pays,
ignorerait- elle que ce sont les d'Epernon, les
Joyeuse que l'on désigne sous le nom de mignons
de Henri III.
ce En parlant de Buonaparte , l'auteur dit : Il
( 28o )
«tait lin tout autre homme pour les personnes
qui avaient les petites entrées que pour celles qui
n'avaient que les grandes entrées. — I , pag. 23.
Le fait en lui-même est faux, et l'histoire qu'elle
bâtit dessus, d'un bien médiocre intérêt j mais il
en résulte qu'elle ignore la signification de ces
mots grandes et petites entrées , et qu'elle en in-
tervertit le sens. Cette bévue ne peut être attri-
buée à une erreur de plume , car elle y retombe
dans plusieurs endroits de son livre.
ce Voyons maintenant comment elle estropie
un nom grec, et en fait un tout, moitié latin, moi-
tié français. Toute la famille^'Egée est fatale à la
pauvre lady. Elle nous assure qu'elle a vu de ses
propres yeux le tableau de Phedra et Hippo-
XYTA par Gérin (Elle veut dire Guérin). Elle
peut bien avoir vu un tableau , mais à coup,
sûr elle no l'a pas compris , et n'a jamais vu jouer
la pièce de Racine d'où le sujet est tiré. Le fait
est que cette savante lady ne connaît de l'his-
toire de Thésée que ce qu'elle en a lu dans le
Midsujnjuer night's Dreani, où il n'y a point
d'Hippolyte, mais une fiippolyte.
« Elle dit au sujet de la place du Carrousel :
En 1622 j Louis ^IV donna ici une fameuse
fêle €1 mad<ima de la Vallière ; et s^ efforça d^
' ( î2Sl )
gagner son cœur par un spectacle de voltigeurs
turcs qui^ sortant par les angles de la place ^ don-
nèrent lieu au nom de Carrousel qu'elle porte
à présent , en en tirant une éty mologie forcée de
CARRÉ AUX AILES. — 11, pag. 24.
c( Voilà bien des erreurs en peu de lignes. Cai-
roLisel n'est point un mot moderne ; il est bien
plus ancien que le siècte de Louis XïV; il ne
dérive point de carré aux ailes , mais de Carouse,
Carousel , qui veut dire en vieux français, comme
en vieil anglais, fête, amusement- et Louis XIV
n'est né que seize ans après l'époque où lady
Morgan en fait un voltigeur turc. Quelque plai-
sant, la voyant prendre des notes, lui aura fait
ce conte pour se moquer de sa simplicité.
« Lady Morgan est dans la plus grande fami-
liarité avec les princesses , les duchesse's , les com-
tesses de France , et laisse entrevoir que ses ta-
tens personnels et sa cél-cbrité l'ont fait recevoir
dans des sociétés où peu d'autres étrangers sont
admis (I, pag. aii , 212 ); et cependant elle con-
fond le mari de sa chère amie, madame Lefèvre
Desnouettes, avec Lefebvre,duc de Dantzick
( II, pag. 208). Elle confond madame deStaal
avec madame de Staël j ^ç^ fait de l'infortunée
( 282 )
princesse Lamballe la j511e du duc de Riche-
lieu , etc. , etc.
« Elle s'exlusie à juste titre sur le talent de
trois il. ustres peintres qu'elle a beaucoup connus,
et, par une gtande falalilé, elle estropie le nom
de chacun d'eux : ce n'est pas Girodet, Gérard,
Gucrin , dont elle lait un si grand éloge 5 c'est
Gerodet, Girard , Gerin !
« Mais au milieu de ses fausses citations et de
son arrogante critique des auteurs, français ,
de la langue et de la société française, il lui
échapjîe un aveu qui montre combien elle est
])ropre à juger de pareils sujets.
« Quand elle fut à l'institut ,
Elle tenait en main /^ordre des IjECTURES ,
et^ quoiqu' instruite des sujets qui devaient être
traités y elle trouva extrêmement difficile de suivre
les orateurs ou plutôt les lecteurs. — 11, p. 161.
)) Malgré cet aveu , qu'elle ne put suivre , c'est-
à-dire comprendre ce que l'on disait, quoiqu'ins-
truite d'avance du sujet des discours , elle n'en
donne pas moins un résumé de chacun d eux, et
conclut par condamner en masse tous les instituts»
Uîi peu fatiguée du ton discordant et déclama-
toire dont avaient été prononcés les discours que
( ^-^s )
je venais d'entendre j et n'y ayant iroupè qu'un
intérêt assez médiocre , mes oreilles et mon es-
prit se sentirent plus à l'aise ^ quajid on leva la
séance y qui , au total , me laissa une impression
peu favorable des corporations savajiies et des
confréries de goût. — 11, pag. i65.
« A l'aveu de lacly Morgan , nous joindrons,
pour en finir sur ce cliapilre , un témoignage
qu'elle ne récusera pas, celui du traducteur77ro-
• curé ^ ou, pour employer le terme plus poli dont
se sert l'éditeur, choisi \s^x elle-même pour faire
part de son Ouvrage aux Parisiens. A l'occasion
de quelques-unes de ces bribes de français dont
elle a cru devoir enrichir son livre , le pauvre
traducteur ne pouvant sortir de perplexité, (ait
une note, pour dire que , quoique ces mots soient
imprimés dans l'original comme étant du français ,
il est forcé d'avouer qu'il ne les comprend pas.
Il ajoute : nous sommes fâchés de ne pouvoir les
traduire à nos lecteurs (vol. I, pag. 8j?). C'est
une vraie fatalité attachée aux Ouvrages de lady
Morgan, que les uns demandent une traduction
anglaise de son anglais ; et les autres , une traduc-
tion française de son français.
(( Ignorance en général. Lady Morgan est
enthousiaste de Buonaparte et de tous ses gêné-
( 284 )
yaux , et cependant elle ne les connaît que peu ^
ou même pas du tout. En racontant un trait de
dévouement du général Rapp , elle lui donne le
nom de vétéran. Malheureusement pour la vé-
l'acité du récit de lady Morgan, le général avait-
à peine trente ans lorsqu^il fut fait aicle-de-camp
de Buonapai?te , même aujourd'hui il ne peut en
avoir plus de quarante-cinq ; et le fait, s'il est
vrai, a dû se passer il y a dix ans. Si lady Morgan
avait fait quelque attention à ces tableaux , dont
dans d'autres endroits elle se plaît à nous parler
si longuement, elle aurait vu la figure du géné-
ral Rapp , qui n'est rien moins que celle d'un-
vétéran.
(( Mais cela n'est rien auprès de la confusion
qu'elle fait de tout ce qui regarde !« règne de
Louis XIV ( époque de Phisloire moderne , qui
est cependant la plus connue des lecteurs ordi-
naires ) , et de la peine qu'elle se donne pour
faire connaître au monde toutes tes erreurs de
ce monarque si long-temps roi, et toutes les im-
perfections de ce siècle si vanté.
(( Elle commence, comme nous l'avons vu, par
nous montrer ce prince dans une mascarade,
seize ans avant qu'il ne fut né. Eh bien , à cette
même époque , elle voudrait qu'il eût été le protec-
( aSB )
'leur des arts , et se plaint hautement de ce qu'il
ait attendu d'être né pour devenir le soutien
de Molière.
Parmi le faux éclat qu'on a jeté $iirle règne
de Louis XI K , rien n'est plus mal fondé ,
plus éloigné de la vérité , que d'attribuer à ce
siècle une portion plus considérable de talens ,
qu'il n'en posséda réellement ^ et de prétendre
que leur existence fût la suite de la munificente
protection du souverain. — Molière avait déjdpar-
couru presque toute sa glorieuse carrière , il jouis-
sait de toute sa réputation , était riche au-delà de
ses désirs, avant que ses pièces fissent l' amusejnent
de la Cour. — // j^ecevait déjà des maréchaux de
France à sa maison de campagne près de Paris,
quand le soleil de la faveur royale commença à
Jhire tomber sur lui ses rayons. Quand il arrwa
à Paris avec sa troupe , en i655j il joua à V en-
seigne de la Croix- Blanche , au faubourg Saint"
Germain. Ce ne fut qu'en 1660 , qu'il reçut des
lettres-patentes du roi pour l'établissement de
son théâtre. — II , pag. 116, 1 1 5.
a Louis naquit en i658, de sorte qu'il peut diF-
ficilement avoir vu Molière à la Croix- Blanche
en 1655 ; et il nous semble que ce n'est pas trop
tard protéger les ans, que de\e faire à vingt-deux
( f28G )
ans : apparemment que lady Morgan ne con-
sidère pas le Tartufe, le Misantrope, l'Ecole des
femmes , l'Ecole des maris , le Malade imagi-
naire, le Médecin malgré lui, comme pouvant
contribuer à la gloire de Molière, puisqu'ils ont
çté produits sous les yeux du roi.
ce Dans deux endroits différens elle parle du car-
dinal de Richelieu , comme s'il était ministre sous
Louis XIV, et attribue à ses conseils la vanité de
ce monarque et sa disposition au despotisme.
Mais, à ce compte, les flatteurs de Louis, que
lady Morgan traite si indignement, lui ont ac-
cordé des talens moins extraordinaires et moins
précoces qu'elle ne le fait elle-même, puisqu'en
réalité le jeune roi n'avait que quatre ans lory
de la mort du cardinal.
ce Si elle ignore le temps oii ce célèbre monar-
que est né , elle sait encore moins l'époque de sa
mort; car elle affirme gravement qu'elle s'est
trouvée en société avec deux officiers qui avaient
servi sous Louis XIV , auxquels elle donne im-
pudemment, selon le jargon révolutionnaire, le
nom de voltigeurs de Louis XIV. Comme ces
militaires vont à la cour, et montent et descen-
dent l'escalier du palais des Tuileries , lady Mor-
gan ne peut pas supposer qu'ils aient plus de
( 287 )
quatre-vingts ans : ainsi pour peu qu'ils soient
entrés à quinze ans au service , il s'ensuivrait
que , d'après la chronologie cle lady Morgan, Louis
XIV (qui selon elle dansait en 1622 avec sa maî-
tresse, et aurait vécu jusqu'en 1760) aurait atteint
l'âge de cent cinquante ans. Et tout cet étalage
d'ignorance qu'elle fait avec tant de frais, c'est
pour tourner en ridicule l'ancienne noblesse, qui
cependant compte au milieu d'elle bien des hom-
mes aussi respectables par leur loyauté que par
leur dévouement
« Ailleurs elle s'imagine que la bataille de Fonte-
noy a été donnée sous Louis XIV, et elle ne peut
ici accuser l'imprimeur d'avoir mis Louis XIV
pour Louis XV; car, toujours dans le même es-
prit de dénigrer tout ce qui lient à l'ancienne
monarchie , elle traite toutes les campagnes du
règne de Louis^SIV^, de campagnes sans gloire, de
campagnes à l'eau rose ; et certes l'ignorance de
lady Morgan ne peut aller jusqu'à regarder la ba-
taille de Fontenoy comme une bataille à l'eau rose.
«Elle nous apprend aussi que le grand Condé a
été enfermé d Vincennes , et que son premier
crime , et la cause peut- être de toutes ses autres
erreurs ) fut son attachement d sa femme qu'il
( 23« )
refusa de sacrifie?' cl la passion romanesque de
Henry IV.
ce C'est certainement une excellente apologie des
erreurs du grand Condé; mais nous craignons
qu'elle ne puisse être admise par ceux qui ,
comme nous , savent que le grand Condé ne
naquit , et à plus forte raison ne fut marié que
plusieurs années après la mort du prétendu ado-
rateur de sa femme.
(( Lady Morgan est tout aussi forte sur l'his-
toire de l'architecture.
Le palais des Tuileries ^ tel qu'il est à pré-
sent, a été bâti par Catherine de Médicis en
i564, etc. — Part. II, pag. 28, 2g.
« Malheureusement Catherine n'a pas bâti le
palais des Tuileries tel qu'il est à présent : elle
le commença; mais ce fut sous le régne si mal-
heureux de Louis XIY , qu'il ft»t achevé tel qu'il
est actuellement.
(c Elle est de la même exactitude relativement
à un autre palais.
Le palais Bourbon, un des plus beaux pa-
lais de l'Europe^ fut bâti par Louis XI Vj,
pour sa fille naturelle, la princesse de Condé ^
sur les dessins de Gerardin.
( 289 )
Quoique V origine de sa fondation soit aujour-
d'hui oubliée (ce qui n'est vrai qu'à l'égard de
îady Morgan, qui préLend nous en informer ) ,
l'hôtel de Bourbon, ou le palais du Corps-Légis-
lalify quelque nom qu'il porte , doit toujours être
un monument intéressant y un objet d' admiration ;
son portique corinthien , son péristyle grec , ses
élégans papillons , ses vestibules , ses colonna-
des, etc., existent encore. » — II, p. g.
(( Tout ce passage est un tissu de ]a plus com-
plète ignorance.
(( Le palais Bourbon n'a été bâti que plusieurs
années après la mort de Louis XIV; et cette dame
instruite, qui distingue si soigneusement l'archi-
tecture grecque de l'architecture corinthienne ,
et le portique corinthien du reste du bâtiment,
sera un peu surprise d'apprendre que tout l'édi-
fice est d'ordre corinthien, et qu'il n'y a point
de péristyle ( bien loin qu'il soit d'ordre grec ,
romain , français ou même irlandais ) : il est clair
qu'elle ne connaît point la signification du terme
péristyle; et il est également évident qu'elle croit
que le portique corinthien est de la même date que
le reste du palais, quoique le premier ait été
élevé en 1760, et le dernier vers l'année 1800.
a 19
( 290 )
« Lady Morgan sait à peine la différence qu'il
y a de l'arcliitecture à la sculpture.
JLa sculpture , qui est un art 'particulièrement
en vigueur chez les peuples libres , et qui rare-
ment a fleuri chez leè nations esclaves, dépérit
entièrement sous le régne de Louis XIII et Louis
XIV , et, à V exception de la porte Saint-Denis ,
n\i rien laissé de remarquable , etc. — I, p. i g.
«La pompeuse assertion qui commence ce pas-
sage est fausse • il serait même plus juste de dire
que la sculpture n'a fleuri daus aucun autre état
libre que la réjmblique d'Athènes , et encore fut-
ce sous l'administration dictatoriale de Périclés.
Mais , en fait , toutes ces généralités sont des ab-
surdités : aucujie nation, assez éclairée pour avoir
quelque goût des beaux-arts , ne peut être esclave
au point que le génie du sculpteur en soit plus
affecté que celui de tout autre artiste j et lady
Blorgan serait fort emban assée d'avoir à indiquer
ces grands ouvrages qu'ont produits ces états
libres.
«Mais laporte Saint-Denis est-elle un monument
de sculpture? Nous avons toujours pensé que
c'en était un d'architecture. Toute architecture
ornée doit avoir un certain degré de sculpture^
( 291 )
dans le sens le plus étendu ; mais il se trouve
que, de tous les arcs de triomphe du monde,
celui de la porte Saint-Denis est un de ceux où
il entre le moins de sculpture d'ornement; et
sous sa signification la plus usuelle, qui est la
représentation des corps animés , il n'y en a pas
du tout.
« Nous avons vu plus haut combien lady Mor-
gan est forte sur le français; elle nous donne
aussi des preuves de ses connaissances en italien.
Elle parle avec beaucoup d'indulgence des fai-
blesses d'une femme à la mode, tant que ce furent
des peccate celate. Ensuite, pour décrire l'avan-
tage d'avoir une maison à soi appartenante, elle
emploie la phrase suivante , que nous copioiis
mot pour mot : casa mia , piccolina , che sia.
Nous sommes bien trompés si son traducteur ita-
lien (dans le cas où elle en trouverait un) ne se
plaint pas de la difEculté qu'il y a à traduire son
italien , comme son traducteur français a déses-
péré de traduire son français.
« Lady Morgan , parlant des hommes de lettres
français , saisit l'occasion de dire , d'un air de
regret, que les sublimes épanchemens deParny,
auteur de V Eloge cVEléonore ^ des Guerres dea
Dieux, sont à peine connus ici.
19.
( 292 )
(( Croirait-on après cela que ce Parny, dontlady
Morgan voudrait que les sublimes épanchemens
fussent connus en Angleterre, est le plus impur
et le plus obscène de tous les auteurs qui ont
souillé la littérature de leurs blasphèmes; que
l'Eloge d'Eléonore n'est rien moins qu'un tissu
de débauches , débitées en style de corps-de-garde,
où tout est exprimé
— Cum verbis , nudum olido stans
Fornice mancipium quihus ahstinet!
Que cet autre ouvrage qu'elle cite avec éloge,
les Guerres des Dieux ( que nous croj^ons du
reste être intitulé la Guerre des Dieux) est l'œuvre
la plus détestable d'obscénité et de profanation
que le diable ait pu inspirer au cœur dépravé de
l'homme. Serait - il possible que lady Morgan
eût lu ou connu les ouvrages dont elle parle?
Nous ne le présumons pas; et c'est dans cette
conviction que nous mettons ce passage au rang
des erreurs de ladite dame.
<( Venons aux Faussetés. Déjà nous avons eu
occasion d'en relever pflusieurs : nous pourrions
encore citer la moitié de son livre ; mais prenons
seulement quelques exemples.
( 29^ )
« En parlant de la dissolution de la cour de
Louis XIV, elle exprime sa profonde indignation
contre la fidélité déhontée avec laquelle les fai-
seurs de mémoires nous donnent des détails sur
ses désordres ; et profitant de la circonstance
pour donner un coup de patte à un duc, à un
aristocrate^ qu'elle hait, quoiqu'il soit mort depuis
près d'un siècle, elle nous dit d'un air moqueur :
C^est r illustre Saint-Simon qui atteste les
excès et les pices dont il fait si gaiement le tableau.
((. On sait que le duc de Saint-Simon est le plus
sévère censeur des scènes qu'il rapporte ; que ses
mémoires sont écrits avec une misanthropie et
une indignation qui rappellent le style de Juve-
nal, et que, bien loin d'avoir fait une peinture
si gaie des désordres et des vices de la cour, il
voyait les choses sous les couleurs les plus noires ,
et les a outrées plutôt que palliées. Mais lady
Morgan qui insulte les vivans, ne respecte pas
davantage les morts, à moins qu'ils n'aient été
fusillés pour leur trahison.
<c Lady Morgan, dont la conscience trouble
peut-être un peu l'imagination, se figure un
jour qu'elle est sur le point d'être arrêtée.
Les Bastilles , les lettres de Cachet, les arres-
tations mystérieuses y et les prisons solitaires
se présentèrent d mon imagi?iation , et Je me.
( 294 )
croyais déjà auec le Masque de fer, les TVilson,
les Tlutchinson et les Bruce. — Page i56.
(( Ceci s'appelle me/z/Zr d'une manière implicite.
Wilson, Hulcliinson el Bruce avaient violé les
lois de France; ils furent arrêtés ouvertement,
mis légalement en prison, jugés publiquement,
condamnés à une peine très-légère; et c'est ce
que cette misérable femme (1) compare aux Bas-
tilles , aux lettres de cachets , aux cages de
fer. Miiis la fausseté des faussetés, c'est cette
vieille et impudente assertion que nous avons
si souvent réfutée , que l'Angleterre est cou-
pable de trahison et de mauvaise foi en-
vers Buonaparte. Nous ne descendrons pas à
discuter des objets de cette nature avec lady
Morgan; nous nous bornerons à soumettre à l'in-
dignation de nos lecteurs le passage entier qui
est aussi faux dans les faits, que dégoûtant dans
les principes et méprisable par le style. »
Ici le censeur cite vingt lignes de lady Mor-
gan, qui seront son éternelle honte ; ellefait du plus
abominable despote, de l'ennemi irréconciliable
de sa patrie, du destructeur du genre humain ,
de l'homme sans foi, sans pitié, sans entrailles,
un héros plus grand dans le malheur que dans
{\) "Wreiched wornaiv,
( 29^ )
la pj'ospérité. Le traducteur de l'ouvrage de
lady Morgan a. refusé de souiller sa plume de
cette ridicule tirade mous imiterons cet exemple.
Mais nous ne pouvons nous empêcher d'être
étonnés toutes les fois que nous rencontrons de
ces auteurs à idées prétendues libérales qui
laissent percer leur attachement pour l'Jiomme
qui eut le moins d'idées généreuses.
« 11 semblerait, à entendre notre auteusr, qu'il
ne s'est rien passé pendant son séjour à Paris , où
elle n'ait assisté d'une manière ou d'une autre.
L'éternel exorde de toutes ses anecdotes est r
la princesse de — 771'a lUtj la duchesse de —
m'a dit ; la marquise de — et la comtesse de —
m\}nt dit. Il est possible à la rigueur que tout
ce qu'elle rapporte lui ait été dit, mais bien
certainement ce ne sont pas les personnes qu'elle
cite qui le lui ont dit.
(c Les critiques français attribuent poliment
cette petite perfidie à ce génie inîAentif, qui ,
disent - ils , doit rarement abandonner lady
Morgan. Mais l'invention est pour très-peu de
choses dans l'aiTaire. Le fait est qu'on iui a dit
tout cela j elle en a composé ensuite un mélange ,
en confondant les dates, les nomS;, les titres, et
nous donne le tout tant bien que mal dans son
(296)
ouvrage. Ce qu'elle nous donne pour du neuf
a été imprimé et publié à Paris long-temps avant
que cette capitale se soit vue honorée de sa pré-
sence. Elle l'ignorait, la bonne lady : les bons
mots, les reparties usées, même pour un laquais
français, lui paraissent des nouveautés; et elle
n'a vu dans son ignorante simplicité, ni danger,
ni difficulté à les approprier aux conversations
qu'elle nous raconte.
<c Voici des indécences. Lad}' Morgan plaisante
avec beaucoup de goût sur la vénération que les
peuples catholiques ont pour la sainte vierge.
Mais elle devient surtout très-facétieuse , ou ,
comme on dit en hlande , folâtre , lorsqu'elle ra-
conte qu'à Boulogne-su r-Mer, dans une pro-
cession en l'honneur de la mère du Sauveur,
Les prêtres, à leur grand déplaisir, ne
purent trouver une seule vierge dans cette ville
maritime y et furent obligés d'envoyer à un vil-
lage voisin en emprunter une. On procura enfin
une vierge , un peu suspecte, à la vérité ^ mais
ce n'était pas le moment de faire les difficiles ,
et la Madone fut promenée dans les rues. — I,
pag. 59.
(c Nous ne dirons rien de l'ancienneté de
celle plaisanterie empruntée de Boccace et de
( 297 )
Lafontaine , ni de Tignorance qui travestit une
]Notre-Dame française en une Madone italienne :
nous invitons seulement nos lecteurs à consi-
dérer quelle femme doit être cette lady Morgan
qui remet au jour des grossièretés si détes-
tables qu'on n'oserait même pas les insérer
dans im moderne recueil de fîicéties. C'est dans
le même esprit qu'elle nomme finement les
prêtres qui accompagnaient une jeune dame dans
une procession, de vigoureux et jeunes prestolefs,
et qu'elle désigne sommairement tout le reste
despersonnesqui assistaient àcette pieuse cérémo-
nie sous le nom de corps draina tique. — l , p. 67.
(( ÎSouspensions qu'aucune femme dans les îles
britanniques n'avait lu les liaisons dangereuses :
Lady Morgan serait bien fâchée qu'on ne sût pas
qu'elle connaît ce livre abominable- elle semble
railler la cour de Louis XVI II , parce que les liai-
sons dangereuses en sont bannies. — L page 1 02.
Et encore ici elle fait preuve de son ignorance;
car elle attribue cet ouvrage dg Laclos au res-
pectable historien Duclos.
« Notre auteur est aussi très-versée dans la lec-
ture des ouvrages licencieux de Pigault Lebrun ;
elle recommande le caractère d'une prostituée,
héroïne d'un de ses romans , en ces termes :
(298)
JLe reproche de grossièreté dont on accuse
fauteur^ est trop bien fondé pour qu^ on puisse en
prendre la di^fense ^ niais l^ esprit qui créa le carac-
tère fragile mais séduisant de Fanchette, dans
une Macédoine, l'un de ses romans les plus amu-
sans et les plus philosophiques ^ ne peut être
dénué d'élégance et de délicatesse. Pour sa
vertu de moins , peu de femmes auteurs^ quel-
que prudes , ou quelque célèbres qu'elles fussent,
auraient dédaigné la conception d'un caractère
tel que celui de la tendre , de la généreuse et
dévouée Fanchette. — II, page 227.
« Cette vertu de moins ^ pour désigner un des
péchés capitaux , sourit agréablement à notre
auteur 5 et lady Morgan cite avec un véritable
plaisir une observation d'une de ses amies à ce
sujet :
Causant de cet objet avec mademoiselle d'E...^
elle me fit observer, relativement à la décence
qu'observent même les femmes les plus notoire-
ment galantes , que les Françaises sont les seules
femmes y peut être, à quiilsoitpei'mis d'avoir des
tx)rts , car elles seules s'attachent à leurs devoirs
etàla décence, quand même elles ont UNE vertu
be moins!
a Mais elle paraît aller même au-delà de l'iii*
( 299 )
«luîgence envers le vice que ces mois désignenîj
car elle dit dans un autre endroit :
// n^est pas rare en France de voir rattache-
le plus durable succéder d la passion la plus
violente ^ et tout ce cjui était faute dans un amour
défendu y devient respectable dans une amitié
désintéressée. — I,jiag. i63, i64.
« C'est en termes foit peu délicais que lady
Morgan reproche violemment à d'Alembert que
sa liaison avec mademoiselle de Lesj)inas3e ait
été trop platonique ^ elie aurait voulu qu'elle eût
été un peu plus substantielle.
L^ académie était pour d' Alembert une seconde
demoiselle de Lespinasse. Dans sa liaison avec
l'une et l'autre Un y avait pas une trace d'énergie
de caractère ou de sentiment masculin, — Tout était
faiblesse et somnission : il portait les lettres d'a-
mour de l'une à ses rivaux ^ et secondait la tyran-
nie de l'autre dans ses discours . — II,p.i5i, i52.
(c INous ne sommes plus surpris quelady Morgan
applaudisse à la farce de Figaro, comme à une des
pièces les plus amusantes et les yilus philoso-
phiques qu'aucune langue ait jamais produite
( — II j p. 46 ) , — qu'elle aurait voulu voir
chaque fois qu'on la représentait , tandis que
l.'inimilable Tartufe, joué d'une manière inimi-
( 5oo )
table, la faisait presque dormir. — II, pag. ii6.
» Dans cette farce philosophique un des princi-
paux personnages est un jeune page qui soupire
pour chaque femme qu'il voit , tandis que tous
les autres sont occupés à peu près de ]a même
manière j duns la pièce du pauvre Molière au
contraire l'adultère finit par recevoir sa juste pu-
nition : Elmire est une femme vertueuse • ce rôle ,
joué par mademoiselle Mars, a lassé la patience
de lady Morgan.
y) Mais si l'on veut avoir Li mesure des sentimens
de lady Morgan , qu'un lise les neuf pages d'éloges
qu'elle prodigue ( — I, p. 169 à 177 ) à madame
d'Houdetot , adultère avouée, et plus encore, si
nous en croyons le récit amical de notre auteur.
Nous ne souillerons pas nos pages de cette citation :
nous dirons seulement que Lady Morgan, après
nous avoir représenté son héroïne comme l'a-
mante de Voltaire , de Saint-Lambert , de Rousr
seau , ajoute qu'elle devint dans sa vieillesse la
maîtresse de monsieur S... , et conclut ainsi :
J^aid regrette?' d'être arrwée trop tard d Paris
pour avoir vu cette femme intéressante et ex-
traordinaire y mais me trouvant parfois avec ceux
qui avaieîit eu le bonheur de vivre dans sa so-
ciété j je m'imagine avec délices voir encore
( 5oi )
la trace de ses pieds dans les cercles brillans
auxquels elle avait autrefois présidé. I,
pag. 176.
<c Quelques pages avant, lady Morgan assure
que le dtluMl mari de cette dame d'Houdelot
doit avoir été droit au ciel, puisqu'il a été mari
complaisant.
Jacobinisme. Lady Morgan , quoique femme
d'un chevalier , est , nous en sommes effrayés ,
en quelque sorte une démocrate : toutes les fois
qu'elle peut en trouver l'occasion, et même quand
elle n'en trouve pas, elle en invente libéralement,
elle se plaît à déprécier le gouvernement légi-
time, la famille royale, la noblesse française, et
à élever les ennemis de la France, ceux de sa
propre patrie et du monde civilisé.
Les hoi reurs de la révolution sont , à son
dire , des epoupantaih d^enfans y — I , pag. oi.
Et , ce qu'il y a de surprenant , c'est la monarchie
légitime et non la révolution , à qui il faut im-
puter toutes ces énormilés , parce (\ue la génération
qui a commis ces atrocités se composait des sujets
légitimes des monarques légitimes , et était imbue
du caractère du gouvernement qui la conduisait y
et les Marat , les Danton , les Robespierre ap-
partiennent également à tordre de choses qui a
( 5oi )
précédé la révoluiïon , et qui a marqué ses plus
terribles époques. — l, pag. 92.
« SiceraisonnemenL est vrai, nous le prenons
pour la plus grande découverte des temps mo-
dernes : si la monarchie est réellement coupable
des crimes de la république, si Louis et non Ma-
rat , Maleshei bes et non Danton , la princesse
de Lamballe et non Tlieroïne de Méricourt, sont
les vrais auteurs du régicide et des massacres de
septembre, parce que les régicides et les Massa-
creurs sont nés sous la monarchie légitime , nous
en appelons à l'impartialité de lady Morgan, il
faudra donc par extension de ce principe, qu'elle
attribue à l'ancien gouvernement toute la gloire
militaire , tous les progrès des arts de ces der-
niers temps , ainsi que toutes les vertus publiques
et privées qu'elle accorde à son idole Bnonapartej
car elle ne peut pas ignorer que , non-seulement
il est né sous l'ancien gouvernement, mais en-
core que c'est à ce gouvernement qu'il doit d'a-
voir été soigneusement instruit dans l'étude des
arts et des armes. Mais on doit rire de ce raison-
nement, et surtout des vertus de Buonaparte ! Nous
affirmons qu'il y a à peine une vertu , un genre de
mérite, que l'aveugle enthousiasme de lady Mor-
gan n'attribue à l'enfant chéri du jacobinisme
( 3o5 )
(î. 97). Après avoir dit qu'il est le plus grand
capitaine du siècle , sans excepter même celui
qui l'a vaincu , lady Morgan nous assure que
ses manières sont affables et gracieuses , et ses
sentimens généreux (l. 181); — qu^il s'est rendu
populaire par plusieurs actes de générosité et de
honhommie (I. 97) y et que sa bravoure person-
nelle le rendait digne du dénouement de ses soldats ,
(I. i5i ). Sa police f nous dit-elle, était pleine
d'égards (I. jo6); et pendant la première pé-
riode de son règne (dans laquelle Palm , Wright,
et le duc d'Enghien furent assassinés), sa po-
pularité ne fut point souillée (I. 98 ) 3 sa pro-
pre cojîduiie mit l'étalage du vice hors de mode
(I. 102). — Comme souverain _, il fut grand dans
ses conceptions (I. 102). — Pardonnant par ca-
ractère même à ses ennemis personnels (I. 106).
Ah ! mon Dieu ! — Magnifique sans prodigalité
(I. 98.) — Dans sa vie privée y il fut sincère et
ardent ami (I. i65). Miséricorde! <Se5 ennemis
m,émes ne lui reprochent pas d'avoir négligé un
ami (I. 107 ). Tels sont les motifs de la loyale
et judicieuse admiration de lady Morgan pour
Buonaparte. Nous les livrons , sans commentaire
à l'exécration de tout ami de la vérité.
« C'est dans le même esprit qu' elle réserve toute
( 5o4 )
son aduiiration pour les personnes et les clioses
de la révolution , et vilipende et calomnie tout
ce qui tient au gouvernement légitime.
Pendant les horreurs de la révolution , pen-
dant les tourmentes d'une émigration de vingt-
cinq ans, et surtout pendant les vicissitudes poli-
ques dont la France a été témoin , depuis la
RESTAURATION DES BouRBONS , les femmes fran-
çaises ont bien prouvé combien elles peuvent être
et fidèles et dévouées à leurs maris — I, p- 179-
ce Ainsi lady Morgan assure que les épreuves
auxquelles ont été soumises les affections domes-
tiques ont été plus nombreuses et plus cruelles
depuis la restauration que pendant la révolution :
une restauration qui n'a amené l'exécution que
de deux traîtres pris les armes à la main , et con-
vaincus selon toutes les formes légales; et une
révolution qui ( sans parler des noyades et des
fusillades qui ont rougi le lit des rivières ou
ensanglanté le sol de la France) a fait massacrer ,
dans l'espace de trente-six heures , 5ooo person-
nes dans les rues de Paris, et, pendant dix ou
douze mois, a envoyé chaque jour cinquante ou
soixante innocens à la guillotine.
«Sur les femmes dévouées des royalistes, elle
ne dit qu'une plirase froide et banale; sur l'hé-
1
( 5o5 )
roïqne altacbement de la reine à tous ses devoirs
de mère et d'épouse, pas un motj sur les cha-
grins et les souffrances de l'orplielinc du temple,
pas un mot, pas une larme, rien que lâches plai-
santeries, calomnies envenimées et rancune jaco-
bine; tandis que les prétendus griefs des Buona.
partiales, victimes de la restauration, sont détail-
lés dans une énmnération de leurs noms , courte
à la vérité, mais aussi longue qu'elle a pu le
faire.
Cest la jeune et infortunée madame la B. ex-
pirant de douleur sur le corps de celui que ses lai^-
nies et ses supplications n'ont pu sauver ^ ce sont
les efforts plus qu'humains de madame N., cités
comme incomparables , même par ses ennemis •
le dévouement de madame L. V . ; les sacrifices de
madame Bertrand qui a suivi volontairement son
mari en exil y etc., etc. — I, p. lyg, i8i.
« Le maréchal Ney est pour notre auteur un
objet particulier de lamentation, probablement
parce qu'il a été un des plus infâmes traîtres des
cent jours (i). C'est son brave Ney , le sujet éter-
nel des louanges du soldat , p. sSy. Sa mott est
(i) Because, we présume, lie was the grealestand mosl
infamous traitor of tlie hundred days.
3 20
( 5o6 )
une de ces scènes de souffrances humaines qui
brisent le cœur et suspendent toutes ses facultés.
Ici la société cii^disée seinble perdre toute sa
splendeur, et le développement des facultés hu-
m^aines parait ne multiplier que le pouvoir du
mal. — I, p. 258 (i).
« Mais pour le meurtre du duc d'Enghein ,
niilady n'y voit que la falaie politique qui peut
ou/zeyett/fpasaYoirnécessilésamort. — I, p. 209.
c( Cette phrase 5 niaise en elle-même, devient
dans la circonstance passablement atroce.
Elle appelle les royalistes uue faction oubliée
depuis long-temps. — I? p- h^»
Et quand elle entend une dame à la cour , dire :
comme madame d^Angoulème est embellie ce soirl
et le Rvi , comme il a Vair d'un père de famille!
elle cite tout cela avec l'indignation du mépris,
comme an jargon de loyauté {2). — I5 p- 20.
Elle s'extasie sur le mérite de Brissot, sur son
génie, son patiiolisme. Or ce Brissot était, comme
chacun sait, un espion, un libelliste, un jacobin ,
un meurtrier, un régicide, qui n'avait ni talent ni
courage. Pour M...., le sanglant satellite de Ro-
(1) Le traducteur français a supprimé tout ce galimatias.
(■/) Jargon of loyatlj.
(5o7 )
bespierre, le lâclie esclave de Biionaparle, qui .
signale décret de mort de Louis et vota la cou-
ronne à Napoléon, pour, cet homme, elle ne
peut trouver d'autres épithètesque celle d'///zM/r^.
Mais sa principale idole, c'est le général Lafayette ,
qui n'a reparu sur la scène du monde, que pour
siéger au champ de mai de Bonaparte. L'ex-évê-
que de *** , qui fut un des premiers membres
du clergé qui abandonna son ordre en 1789, qui
fut membre de l'infernale convention, qui y pro-
féra ces belles paroles : « que les rois étaient au
moral , ce que les monstres sont au physique j y)
cet liomme est l'ami vertueux , vénérable _, j^eli-
giejix y éclairé y bienfaisant , humain , philosophe
de lady Morgan ! Tous ses panégyriques sont
réservés pour les hommes de cette trempe.
<c Enfin croirait-on que cette lady a souillé son
livre de plusieurs chansons infâmes contre le
Roi de France et la famille royale^ qu'elle les
donne tout entières comme d'excellentes produc-
tions, y>
Le journaliste finit l'analyse du livre de lady
Morgan en citant plusieurs impiétés dont il assure
que cet ouvrage fourmille- il termine ainsi :
ce A la iin du volume on trouve quatre lourds
appendices sur la politique , les finances, les lois
( 5o8 )
et la médecine, que le docleur sir S. Charles Mor-.
gan a jugé à propos d'y joindre , probablement
.comme une espèce de complément delà cargaison
littéraire que madame s'était engagée par contrat
à livrer entre les mois de novembre et de mars.
Trois de ces appendices traitent de sujets aux-
quels le docteur se montre entièrement étranger •
et nous croyons , en conséquence , lui donner un
conseil d'ami, en l'engageant à borner à l'avenir
sa manie littéraire à l'ambition d'être lu par les
apothicaires.
« INous venons de recevoir une seconde édi-
tion de la France j de lady Morgan. Celle-ci est
en deux volumes in-8". Elle est précédée d'une
préface fleurie , dans laquelle l'î^uteur affecte
l'enivrement du triomphe. Quelle gloire de voir
le succès rapide de son in-4° nécessiter si prorap'-
lement une seconde édition ! Mais nous pouvons
assurer que ceci est encore une plaisanteiie, ou
plutôt une fausseté comme tout le reste. Nous
avons comparé l'édition in-8°avec rin-4", et nous
nous sommes convaincus qu'elle a été imprimée en
même temps , avec les mêmes formes et caracl ères ,
espèce de manœuvre qui met l'éditeur à même
de faire deux éditions d'une seule; et, ce qui ne
laisse aucun doute que le triomphe de îady
( 5o9 )
Morgan se réduit à ce tour de passe-passe, c'est
que, dans celte prétendue seconde édition , j^rts
une seule des fautes nombreuses de la f remière
( dont Vauleur et l'éditeur se sont si amèrement
plaints^ ne se trouve corrigée ^ et le fameux
errata qui accompagnait la première édition est
soigneusement joijit à la seconde. C'est ainsi
que lady Morgan finit comme elle a commencé. )x
Plusieurs autres journaux ne traitent pas mieux
l'auteur de la France que ne le fait celui dont
je vous envoie l'extrait; et, ce qu'il y a de pire
peut-être, c'est que les deux édilions in-^i" et
in-8° ne se vendent pas.
Les personnes en état de juger l'ouvrage l'ap-
précient à sa juste valeur, et les autres n'y atta-
chent aucun intérêt.
Je suis, etc.
D. F.
FIN DU TOME SECOND.
TABLE
DES MATIÈRES.
Charles III , roi d'Espagne, et Frédéric II , roi de Prusse-
(parallèle entre), pag. 262 à 268.
Code de la France ( projet relatif à la rédaction du nou-
veau), 1 17. — Etat de confusion des lois en France, ib.
— Nécessité d'une réforme, 11g. — Multiplicité des
projets, ib. — Chambres des députés, 120. — Difîicultés
que pi'ésente l'état de la législation , 121. — Comité j 122.
— Plan de conduite à suivre , ih. — Révision triennale,
125. — Ses avantages, ib. — Réponse autographe du
chancelier de France à l'envoi de ce projet, 129. -^Di-
A'ision du Code en cinq chapitres, i3^f. — Distribution
du travail, 137. — Moyen d'occuper l'inactivité des
chambres , i48.
Corporations municipales en Angleterre, et la Corporation
de Londres en particulier ( sur ks ) , gi. — Institutions
politiques de l'Angleterre encore intactes, g3. — Cause
de leur stabilité, ib. — Corporations ecclésiastiques et
laïques, 96. — Etat du peuple au temps de Guillaume
le Conquérant, 97. — Bourgs, ib. — Chartes de la cité
de Londres , 99. — Origine des parlemens, io3. — Dis-
( 5ii )
ttaclion Imporlante entre les communes d'Angleterre et
le tiers-état àe la France, 108. — Barons ou francs-
leuauciers , 10g. — Influence des corpoi-ations , ii3.
Détresse de l'Agriculture et du Commerce en Angleterre
( des plaintes sur la), l53. — Progrès des richesses dans
cette contrée, 169. — Idem àe la population, i64. —
Idem de la dette et des taxes , ib. — Causes temporaires
de la détresse, 169. ■ — Causes permanentes ^ 175. —
Parti révolutionnaire en Angleterre, 1S2.
Idées libérales (des), 46. — Remarque du cardinal de
Bernis , 52. — Obscurité des discours de Gromwell , ib»
— Conclusion, 53.
Morgan ( sur le dernier ouvrage de lady ) , intitulé la
France , 269. — ■ Mauvais goût, 271. — Ampoulé et ab-
surde, 273. — Bévues, 276. — Ignorance de la langue
et des usages des Français , 279. — Ignorance en géné-
ral, 285. — Faussetés, 292. — Indécences, 296. — Ja-
cobinisme, 3oi. — Sur la seconde édition de l'ouvrage
de lady Morgan , 309.
Moscou dans l'été de i8i4 (voyage à), 18g. — Départ de
Saint-Pétersbourg, ib. — Arrivée à Twer, igi. — Détails
sur l'occupation de Moscou, 200. — Visite chez un sei-
gneur russe, 229. — Promenades de Moscou , 233. — ■
Etat actuel de cette ville, 24o. — Anecdotes, 246. —
Rencontre d'un étranger, 258, — Epitaphe du général
Montbrun, 261.
Murât ( quelques particularités des quatre derniers mois
de la vie de), 55. — Son entrée à Naples le 19 mai i8i5,
56. — Sa fuite à l'île d'Ischia, ib. — 11 débnrque ea
France , 5j, — Bataille de Waterloo , 58, — Sou refuge
( 5i3 )
■esl tlécouvert, 69. — Il erre dans les campagnes, 60,
■ — Il p?sse en Corse, 63. — Sa conduite dans celte île,
64. ~ 11 s'embarque pour Saîerne , ib. — La tempête
le jette sur les cotes du golfe de Sainte-Euphémie, 65.
— Derniers momens de Mural, 66 à 68.
Presse (sur l'état de la) en France, 69. — Cardinal de
Piichelieu, 70. — Académie française, 71. — Les au-
teurs payés par le gouvernement, ib. • — Opinion pu-
Llique, jZ. — Ordres monastiques, ib. — Jésuites et
jansénistes, 74. — Philosophes, j5. — J. J.Rousseau,
77. — Institut, 78. — Comparaison de la liltérature des
hommes instruits en France et en Angleterre, 80. — Loi
contre la liberté delà presse, 84. — Sa révocation par-
tielle , 85.
JVesLj (sur la vie de John), 1. — Sa famille, 4. — Sa
délivrance miraculeuse du milieu des flammes, lo. — >
D'abord élevé à Charter-bouse , 20. — Ensuite à Oxford ,
21. — Il se détermine à consacrer son temps aux devoirs
religieux , 25. — Son ordination , ib. — Elu membre
du collège de Lincoln, 26. — Origine du nom de mé-
thodistes, 29. — Intimité de Wesley avec William Lavr,
34, — Sa singularité dans ses habits et ses manières, 36.
— Il s'embarque pour la Géorgie, 42. — Il se lie avec
des Moraves , 43. ■ — Sa conduite dans la nouvelle co-
lonie , 44 et 45.
FIN DE LA TABLE.
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